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de comprendre. Creusons ceci : il revient à dire que si la terre était autre, nous n’existerions pas ; voilà tout. La terre étant ce qu’elle est, nous y sommes ; mais ce n’est pas une raison pour qu’elle ait été faite ainsi pour que nous y soyons. Cela, nous n’en savons rien. Où l’on voit dessein poursuivi, on n’est légitimement autorisé qu’à voir effet produit ; où l’on voit finalité, on n’est légitimement autorisé à voir que conditions d’existence. « Pour qu’il y ait végétation il faut qu’il y ait terre végétale » ne signifie pas du tout que la terre végétale a été faite avec prévoyance pour qu’il y eût végétation, mais simplement qu’il y a végétation là où il y a terre végétale.

Il n’y a pas une finalité qui résiste à cette réflexion si simple. Les causes finales sont un immense système anthropomorphique. Elles viennent de l’impossibilité où l’homme a été longtemps de concevoir autre chose que lui, et de concevoir quoi que ce soit de créé comme fait autrement que ce qu’il fait lui-même. Le monde est un beau mécanisme ; jamais l’homme n’a fait une mécanique autrement que pour un de ses besoins et dans un but très déterminé : donc le monde a un sens et un but. Il est possible ; mais rien ne nous le dit ; nous n’en savons rien. Le raisonnement précédent repose sur cette prémisse que le monde a été fait par un homme, ce qui n’est pas prouvé, et ce qu’il faut prouver avant de faire le raisonnement qui précède. La finalité n’a donc aucun caractère scientifique. Elle doit être reléguée dans le domaine des hypothèses. C’est de la pure métaphysique. Encore une idole, comme dit Bacon, à éliminer du domaine de la science. C’est la plus imposante, la plus antique et la plus fortement enracinée.

Voilà les principaux résidus métaphysiques qu’il faut écarter de la pensée humaine pour qu’elle devienne purement et simplement scientifique. Au fond, cette élimination, si radicale qu’elle paraisse, se ramène au mot de Bacon : « Je ne fais pas d’hypothèses. » Toutes ces entités métaphysiques sont simplement des conjectures qui dépassent les faits, avec ce caractère particulier qu’elles sont de nature à les dépasser toujours. L’hypothèse non seulement est permise en recherche scientifique, mais elle y est utile, à la condition d’être telle qu’elle soit destinée à disparaître dans sa vérification. Au cours de mes observations je suppose que tel fait, que je rencontre souvent dans telles circonstances, se rencontrera toujours dans ces mêmes circonstances : je fais une hypothèse. Mais voyez bien le caractère de cette hypothèse : elle est destinée à périr si elle n’est pas vérifiée et aussi si elle l’est. Ces circonstances de tout à l’heure, je les provoquerai