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recevoir alternativement sur le dos ou dans le creux de leur main. Chez tous, il y avait une profonde indifférence à l’aspect du malheur d’autrui et de la mort.

Une autre femme survint, au retour de la messe, en robe de soie, parée de tous ses ors. À elle aussi le gardien impatienté répéta le récit, indiqua l’endroit dans l’eau. Cette femme était loquace :

— Je dis toujours à mes enfans : « N’allez pas à la mer, ou je vous tue ! » La mer est la mer. On ne s’en sauve pas.

Elle rappelait des histoires de noyés ; elle rappelait le fait de ce noyé sans tête que l’onde avait poussé jusqu’à San Vito et qu’un enfant avait découvert entre les roches.

— Ici, entre les roches que vous voyez. L’enfant accourut dire : « Il y a un mort. » Nous croyions qu’il plaisantait. Néanmoins nous allâmes et nous trouvâmes. Le corps était décapité. La justice vint. On l’enterra dans une fosse, puis on le déterra la nuit. Il était tout déchiqueté, tout en bouillie, mais il avait encore aux pieds ses chaussures. Le juge dit : « Regardez : elles sont meilleures que les miennes ! » Ce devait donc être un homme riche. Et c’était un marchand de bœufs. On l’avait assassiné, on lui avait coupé la tête et on l’avait jeté dans le Tronto…

Elle continuait d’une voix criarde, ravalant de temps à autre avec un léger sifflement la salive surabondante.

— Et la mère ? Quand viendra la mère ?

À ce nom, toutes les femmes assemblées poussèrent des exclamations de pitié.

— La mère ! Elle va venir, la mère !

Et elles se retournaient toutes, croyant l’apercevoir sur la plage brûlante, dans le lointain. Certaines donnaient aussi des renseignemens sur elle. — Elle s’appelait Riccangela ; elle était veuve avec sept enfans. Elle avait placé celui-ci chez des fermiers pour paître les moutons et gagner un morceau de pain.

Une d’elles disait en regardant le cadavre :

— Sa mère a eu tant de peine pour l’élever !

Une autre disait :

— Pour nourrir ses enfans, elle a même demandé l’aumône.

Une troisième contait que, quelques mois auparavant, le pauvre petit avait déjà failli se noyer dans la mare d’une basse-cour : dans trois pouces d’eau !

Toutes répétaient :

— C’était son destin. Il devait mourir ainsi.

Et l’attente les rendait inquiètes, anxieuses.

— La mère ! Elle va venir, la mère !