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tout, si peu entravée dans ses actes que soit chez eux la jeune fille. Cette sorte d’ignorance, convenue ou non, permet aux femmes de porter le langage des anges au milieu des brutales mêlées humaines. Mais si elles descendaient une bonne fois dans la poussière de l’arène, que feraient-elles de ce prestige de l’inexpérience ? que deviendrait la womanliness, qui est leur force ? Je crois bien que le docteur Buckley lance discrètement un trait railleur à ces belles utopistes en disant qu’elles croiraient pouvoir du jour au lendemain, pour purifier l’air, fermer tous les saloons, les tripots et les mauvais lieux, sans souci de la liberté. Et, en admettant que la femme entre résolument dans les réalités de son nouveau rôle, qu’elle acquière tout de bon l’expérience d’un leader, comment associera-t-elle ce rôle à la subordination de l’épouse ? Les divergences politiques en famille, les inévitables rivalités multiplieraient les cas de divorce déjà trop nombreux, et toute cette excitation ne serait pas de nature à supprimer le fléau croissant des maladies nerveuses. Il faudrait qu’on demandât sur ce dernier point l’avis formel du docteur Weir Mitchell, connu à Paris et à Londres connue à Philadelphie pour son éminente spécialité, laquelle ne l’empêche pas d’écrire des poèmes pleins d’imagination[1]. Me rappelant le soupir significatif qu’il poussa lorsque je l’interrogeai sur les effets de la culture à outrance appliquée aux cerveaux de femmes, je crois prévoir quelle serait sa réponse. Mais à quoi bon en somme appeler les médecins, les logiciens et les moralistes à la rescousse du bon sens ? L’Amérique compte avant tout, pour que les réformes n’aillent ni trop loin ni trop vite, sur la sagesse des femmes elles-mêmes. Cette sagesse les a préservées jusqu’ici des excès du parti féministe proprement dit tel qu’il se manifeste depuis peu en Angleterre ; elle a empêché le périlleux antagonisme des deux sexes, les hommes laissant habituellement aux femmes le soin de combattre certaines illusions de femmes.

Et elles s’en acquittent à souhait. J’ai rencontré chez plusieurs directrices de collèges le plus louable souci de conjurer le danger qu’entraînent pour les étudiantes l’éloignement trop complet de la famille à un âge qui devrait être celui de l’application aux devoirs domestiques, préludes du mariage. C’est une femme qui a tourné l’arme du ridicule contre ces petits phalanstères comme il en existe à New-York, formés exclusivement de jeunes filles

  1. Ce genre de cumul n’est pas aussi rare qu’ailleurs en Amérique et ne nuit ni au poète ni au médecin. J’ai entendu le Dr Weir Mitchell lire lui-même — et admirablement, — devant une nombreuse assemblée, dans un club de Philadelphie, son beau drame en vers, d’une si mâle et si fière inspiration, Francis Drake.