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des Athéniens et des Méliens. Le dernier jour de la foire, un militaire, deux négocians marseillais, un Nîmois et un fabricant de Montpellier soupent ensemble. Marseille s’est soulevée contre la Convention. Le militaire, qui s’appelait sûrement Bonaparte, déclare à ses compagnons de table que l’insurrection aura une misérable issue, qu’on ne résiste pas à la force des événemens, qu’il y a des fatalités qu’on ne conjure pas. — « Pouvons-nous obéir à des hommes de sang ? s’écrie l’un des Marseillais. Nous sommes de vrais républicains, amis des lois, de l’ordre, ennemis de l’anarchie et des scélérats. » — Le militaire ne défend pas les hommes de sang : il abandonne au Nîmois, au fabricant de Montpellier, le soin de plaider les circonstances atténuantes. Le militaire ne moralise point ; il a tant moralisé dans sa jeunesse qu’il s’est dégoûté des sermons, il ne prêchera plus.

Désormais il ne parle que le langage de la politique ; il est l’homme de la destinée ; elle lui a dit ses secrets. Il ne croit qu’à ce qu’il appellera plus tard « l’esprit de la chose. » C’est l’esprit de la chose qui dans toutes les circonstances importantes inspirera sa conduite ; il ne veut plus avoir d’autre guide, et il mettra au service de son nouveau maître, le seul qui ne se trompe jamais, l’incomparable lucidité de sa pensée, son impérieuse volonté, son imagination de feu et son sang méridional, qu’il sentait couler dans ses veines, nous dit-il, « avec la rapidité du Rhône. » Il démontre au Marseillais que l’armée commandée par Carteaux aura facilement raison d’une révolte, qui a tout contre elle. Il lui démontre aussi que les insurgés, qui se donnent pour de bons républicains, ne sont que des contre-révolutionnaires déguisés, et que la nation verra clair dans leur jeu : « Depuis quatre ans de révolutions, après tant de trames, de complots, de conspirations, toute la perversité humaine s’est développée sous différens aspects ; les hommes ont perfectionné leur tact naturel. Cela est si vrai que le peuple partout s’est réveillé au moment où on le croyait ensorcelé. » Il démontre enfin que lutter contre « le génie de la République », c’est vouloir combattre contre les vents, qu’il n’est pas de puissance humaine capable de tenir la Révolution en échec, que l’avenir lui appartient.

En 1791, il hésitait à s’embarquer, et, se sentant comme enchaîné à la côte, il s’amusait à philosopher sur les tempêtes et les naufrages. En 1793, il a pris la mer ; sa barque est frêle, la vague est haute, mais il saura trouver son chemin, et déjà il a vu son étoile émerger des brumes de l’horizon. L’auteur du Discours de Lyon était un romantique qui se cherchait encore ; l’auteur du Souper de Beaucaire est quelqu’un ; on s’en apercevra bientôt. Demain Toulon lui offrira l’occasion d’entrer dans l’histoire : il ne la manquera pas.


G. VALBERT.