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et faussé tous les ressorts. Lui seul était capable de faire quelque temps encore illusion sur ce que cette situation avait de désastreux. Napoléon disait familièrement qu’après sa mort le monde dirait : « Ouf ! » Bien qu’il n’y ait aucune analogie entre Napoléon et M. Gladstone, la disparition de ce dernier a produit, à un moindre degré, une impression du même genre. Il est incontestable aujourd’hui que l’Angleterre ne voulait pas du home rule, quelle en était excédée, que son irritation augmentait sans cesse à mesure qu’elle voyait cette question envahissante prendre la place de toutes les autres et leur faire obstruction. Elle savait gré à la Chambre des lords de son opposition : elle lui a donné gain de cause contre ceux qui voulaient la supprimer comme un obstacle démodé. Si M. Gladstone, moins affaibli par l’âge, avait pu rester à la tête de son parti, la défaite n’aurait pas été moins certaine, peut-être aurait-elle été moins complète. L’inconvénient de ces hommes d’une supériorité qu’il faut bien qualifier d’excessive, lorsqu’ils ne savent pas la gouverner et la modérer eux-mêmes, est de tuer à l’avance leurs successeurs. On a dit après coup que lord Rosebery était insuffisant comme chef de parti : qui sait si tout autre aurait été plus heureux que lui ? En tout cas, ce n’aurait pas été sir William Harcourt, puisque tout le monde convient aujourd’hui que ses réformes ou projets de réformes ont eu la plus grande part dans l’échec des libéraux, et que la plupart de ceux-ci s’efforcent même de la lui attribuer tout entière. Sa défaite électorale, qui s’est produite dès le premier jour et dont les proportions ont étonné tout le monde, a sonné le glas funèbre de tout le parti. Il avait voulu toucher aux débits de boisson, et il avait soumis les successions foncières à une taxe progressive très élevée : nous recommandons son mélancolique exemple à ceux de nos hommes politiques que son audace a enthousiasmés et qui brûlent sans doute encore du désir de l’imiter. En réalité, le parti libéral désorganisé n’a plus de tête : ce n’est que dans l’opposition qu’il pourra se reformer et trouver un chef. Les années ne lui manqueront pas pour cela. Avant les élections, les conservateurs optimistes ne craignaient pas d’assurer que leur majorité dépasserait cinquante voix : elle est de trois fois supérieure à ce chiffre. Il faut remonter très haut dans l’histoire de l’Angleterre pour retrouver une situation aussi belle et aussi forte que l’est en ce moment celle de lord Salisbury. Quel que soit son très grand mérite, il a été encore mieux servi par les fautes des libéraux que par sa propre habileté ; mais la victoire est telle qu’il ne tient qu’à lui d’en profiter largement et longtemps.


FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-gérant,

F. BRUNETIERE.