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Ou se prend à douter que Shakspeare soit le meilleur des maîtres qu’on puisse offrir à une nouvelle génération d’écrivains dramatiques, surtout lorsqu’on regarde de près ce que c’est, dans la pratique, que l’imitation de Shakspeare. Imiter Shakspeare, c’est copier d’une façon toute superficielle ses locutions et ses formes de langage, son action multiple, ses changemens de scène ; mêler la prose et les vers, les calembours et les coups de théâtre ; par-dessus tout, prendre certains airs que l’on regarde comme la marque du maître. Pour s’approcher de lui, ce n’est pas la prose et les vers qu’il faudrait faire alterner, mais le réalisme et la poésie dont ils ne sont que les signes extérieurs ; ce n’est pas les calembours et les coups de théâtre, mais le rire et l’émotion, ce qui est très différent. On ne s’assimile point l’esprit de Shakspeare, chose impossible à un homme de notre temps ; on ne fait que s’affubler de la défroque qui a servi d’enveloppe à son génie. Cette défroque ne nous va pas ; elle est ou trop longue ou trop courte, ou les deux ensemble. On endosse Shakspeare pour une heure et on ressemble au grand homme comme un clerc d’avoué, déguisé en mousquetaire, une nuit de samedi gras, ressemble à d’Artagnan, ou comme un Turc de carnaval ressemble à un vrai Turc qui fume sa pipe dans un petit café du vieux Stamboul. Ce gigantesque modèle, dont on ne saisit pas tous les aspects parce qu’il dépasse l’orbite de notre lunette, paralyse et opprime l’intelligence. Le comprît-on, on n’en serait pas plus avancé. Ce serait folie de vouloir qu’un dramaturge anglais n’eût pas lu Shakspeare, car c’est là qu’il prendra conscience de l’âme anglaise dans toute son étendue et dans toute sa profondeur. Qu’il absorbe donc Shakspeare, qu’il s’en pénètre ; puis qu’il l’oublie, s’il peut, et soit de son époque ; qu’il ne promène pas, dans nos rues, le doublet et le haut-de-chausses de l’an 1600. Il faut choisir entre Shakspeare et la Vie, car, en littérature pas plus qu’en morale, nul ne peut servir deux maîtres. Peut-être Shakspeare a-t-il été et est-il encore le grand obstacle au libre développement d’un théâtre national. Et il ne faut pas s’émerveiller : Shakspeare n’aurait jamais pu naître s il y avait eu, à deux siècles en arrière de lui, un autre Shakspeare.

Ce sont là des considérations a priori, mais l’expérience des vingt dernières années les confirme. Ces années ont vu l’apothéose de Shakspeare et la mort du drame classique. Parmi les derniers qui aient essayé de le galvaniser, je ne vois guère à citer que Wills et Herman Merivale. Dans le drame intitulé the White Pilgrim, Merivale a jeté quelques vers vraiment beaux : on y sent le premier frisson de ces sombres et impalpables rêveries, venues vers nous avec les souffles froids du Nord et où nous baignons