Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 131.djvu/127

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Cette idée d’éducation, ces conseils implicites de patience, pardessus tout l’appel à l’altruisme national, fût-il fondé sur la communauté de race, sont insupportables à certains caractères, épris de succès immédiat, local et bruyant. Le reproche d’idéalisme leur est familier ; celui de modérantisme suit de près. Au fond, c’est le tempérament démocrate, instinctivement hostile aux esprits supérieurs, et dont le grand luxe intellectuel est l’intransigeance. Ce luxe éblouit quelquefois, surtout quand il est affiché par un doctrinaire. Le doctrinaire s’est rencontré en Croatie, figure de second plan à laquelle on ne saurait contester, d’ailleurs, ni l’actualité, ni le relief. C’est Antoine Starcevic, qui s’est haussé au rang de rival politique de Strossmaier et presque à celui de chef de l’opposition.

Antoine Starcevic est docteur en philosophie, et même philosophe à sa manière. Il habite, à Agram, un quatrième étage, presque une mansarde, vit retiré, parle rarement, et suit, depuis trente ans, son idée fixe, en des écrits d’une véhémence rugueuse. Ses allures l’ont fait comparera Diogène ; son esprit de conspirateur prudent à Mazzini. Du moins, personne ne lui reproche de n’avoir pas mis d’accord ses principes et sa conduite. Il n’a jamais cherché ni fonction ni faveur. Il a créé un dogme et s’y tient. Personnellement peu porté à l’action, il la suscite. Idéaliste dans son genre, — son programme en fait foi, — il méprise pourtant avec ostentation l’illyrisme de Gaj et le jugo-slavisme de Strossmaier, le jugo-slavisme surtout, car il est l’adversaire acharné des Serbes. Au point de vue extérieur, il a placé successivement ses sympathies sur tous les adversaires de l’Autriche. Son journal Hrvatska (Croatie), qui fit jadis la cour à Napoléon III, est à présent russophile.

Il est l’âme du « parti du Droit » qui ne comptait que cinq députés à la Diète de 1861, ne fut représenté par personne de 1868 à 1875, et absorbe aujourd’hui presque toutes les forces actives de l’opposition. Ce parti, appelé plus communément radical ou starcevicien, réclame pour la Croatie un traitement identique à celui que la Hongrie a obtenu pour elle-même, sur la base de l’autonomie intégrale, à l’union personnelle près, étant bien entendu, par ailleurs, que le « royaume croate » s’étendra à tous les pays jugo-slaves de la monarchie, soit : la Dalmatie, l’Istrie, une partie de la Carniole, la Bosnie et l’Herzégovine. Ainsi élargie, la Croatie devient, en effet, une puissance, d’au moins six millions d’habitans, comprenant — sauf Trieste — tout le littoral austro-hongrois, et dont il m ; reste plus qu’à fixer la capitale : Agram ou Serajevo.