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rencontre Kestner. Leur entrevue est tout amicale et toute paisible : ils s’embrassent avec effusion ; ils vont se promener ensemble sur le Römer, où ils rencontrent une amie qui se jette au cou de Goethe et l’embrasse cordialement ; ils causent avec Merck et sa femme, s’arrêtent un moment dans la maison de la Fosse-aux-Cerfs, vont à la messe, à la bibliothèque, et, le soir, au théâtre : une journée bien remplie, comme vous voyez, une journée de bonne amitié, de joyeuse camaraderie, où il n’y a guère de place pour le désespoir. Cependant, Kestner parti, les lettres recommencent, — la passion, la mélancolie : « C’était autrefois l’heure où j’allais chez elle, c’était la petite heure où je les rencontrais, et maintenant, j’ai tout le temps d’écrire !… » Charlotte est toujours l’adorée, et son fiancé le confident ; Goethe multiplie les expressions de tendresse, de regrets, de tristesse, d’abandon familier, se montre confiant, affectueux, touchant, accepte toutes les commissions dont on veut bien le charger, y compris celles d’acheter les anneaux de fiançailles, — sans interrompre pour cela ses divers travaux, sans renoncer non plus à d’agréables liaisons qui tiennent le milieu entre le sentiment et la galanterie. Sa vie et sa correspondance avec Kestner semblent deux domaines différens : dans l’un, il agit, il pense, il jouit, il déploie les ressources variées de sa riche personnalité ; dans l’autre, il gémit, il soupire, il roucoule, il plaisante mélancoliquement, il se livre à des enfantillages d’âme désemparée. On dirait, si j’ose employer cette image, qu’il possède un jardin pour rire et l’autre pour pleurer ; et il se transporte de l’un à l’autre avec désinvolture et facilité, comme si c’était la chose la plus simple de passer ainsi de la douleur à l’insouciance, du mal d’aimer à la joie de vivre. Au moment du mariage de Charlotte, les lettres se multiplient. Il reproche à ses amis de ne pas l’avoir d’emblée chargé d’acheter les anneaux qu’ils vont échanger, les achète tout de même, s’excuse de les envoyer en retard :

« Puisse mon souvenir, écrit-il à Charlotte, rester auprès de vous comme cet anneau, dans votre félicité ! Chère Lotte, dans beaucoup de temps nous nous reverrons, vous la bague au doigt, et moi toujours pour vous.

« Je ne sais de quel nom, de quel prénom signer.

« Vous me connaissez bien. »

Et à Kestner, trois jours après (10 avril) :

« M’éloigner de Lotte ! Je ne comprends pas comment cela fut possible… Pourtant, je ne suis pas de pierre, et je suis parti, et dites si ce n’est pas une action héroïque ou quelque chose d’approchant. Je suis content de moi et ne le suis pas. Cela m’a coûté