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pour eux les contingences de l’existence quotidienne, qui les livre tout entiers au désir aveugle et vainqueur. Le monde les blâme ou les plaint, étant pusillanime et ne pouvant guère s’élever au-dessus des banales considérations de l’intérêt social[1]. Mais ceux qui ont du « sentiment une plus haute idée ne peuvent contenir, au spectacle de si sublimes folies, un généreux attendrissement, une sympathie qui s’exalte jusqu’à l’admiration. » Et faisant retour sur son propre cas, il dut rougir un peu de la faiblesse, de la frivolité de son amour pour Charlotte. Mais il tenait son roman…

Ainsi, nous en possédons la genèse complète, de ce roman.

Mieux qu’en aucun livre de Gœthe, ou de qui que ce soit, nous pouvons pénétrer le mystère de sa formation, suivre le lien, si souvent invisible, qui rattache l’œuvre fictive à la réalité vécue. A l’origine, une aventure personnelle authentique dont nous avons pu indiquer le développement et marquer les caractères : banale, en somme, à peu près insignifiante par les véritables héros, tout à fait insignifiante par leurs véritables sentimens. Quelques traits, empruntés à une autre aventure, également authentique et personnelle, et à des personnages différens : pour avoir combiné ce mélange, Goethe se comparait à Praxitèle. Mais pour prêter aux sentimens secrets l’intensité nécessaire, pour donner au récit la couleur tragique qui le relève, pour arriver enfin au dénouement qui seul s’imposait, — il lui a fallu s’inspirer d’une idée étrangère, d’un accident étranger, c’est-à-dire introduire dans l’amalgame des élémens très différens, cherchés au dehors. Renonçons donc à voir en Werther une « confession générale », comme disait son illustre auteur, une œuvre puisée dans son cœur.

Si nous nous sommes efforcé d’établir ce fait, — et nous le croyons établi de façon péremptoire, — ce n’est point pour le vain plaisir de satisfaire la curiosité qui nous pousse à pénétrer les secrets intimes des grands hommes : c’est que, ce fait une fois acquis, nous pouvons discuter avec plus de liberté la valeur réelle d’une œuvre qui a comme affolé toute une génération d’hommes, dont l’influence a été énorme, qui supporte encore aujourd’hui d’être lue, et va toujours recrutant, de-ci de-là, quelques admirateurs. Sommes-nous en présence d’une de ces œuvres éternelles qui manifestent un sentiment avec une exceptionnelle puissance et éclairent l’âme humaine d’une éclatante lumière, ou d’une œuvre passagère, qui a emprunté son plus vif éclat à la mode

  1. Le bailli représente à Werther que, si l’on écoutait sa pitié, toute « sûreté sociale serait anéantie. »