Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 131.djvu/197

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il revient à Werther l’incontestable mérite d’être le premier de cette lignée, comme l’indiquent quelquefois les titres des ouvrages, les noms des personnages, leurs diminutifs, leur nationalité, et toujours leur caractère et leur pathos. Il en est aussi le meilleur : car si Goethe ne fut pas « sincère », en ce sens qu’il demeura étranger aux sentimens qu’il décrit, il fut du moins assez bon artiste pour donner à ses contemporains l’illusion de sa sincérité. Cette illusion a duré longtemps, aussi longtemps qu’ont subsisté les modes, les habitudes d’esprit et de langage qui constituent, pour ainsi dire, l’aspect extérieur de son œuvre. On a pu croire Werther humain tant qu’on a parlé comme lui ; on a été dupe de sa simplicité tant qu’on s’est fait de la simplicité une idée aussi artificielle que celle qu’il s’en faisait ; on a goûté son intelligence de la nature tant qu’on a compris la nature à sa manière, et, sur ce dernier point, il est encore assez près de nous, le « sentiment de la nature » ayant peu changé depuis Rousseau. Encore prend-il toujours chez lui un ton déclamatoire qui déjà commence à nous froisser un peu : «… Je me sentais comme un Dieu dans ces flots de richesses, et les formes magnifiques de l’immense univers se mouvaient, animant toute la création dans le fond de mon âme ! Des montagnes énormes m’environnaient, des abîmes s’ouvraient devant moi, et des torrens tempétueux se précipitaient ; les fleuves coulaient sous mes pieds ; j’entendais mugir la forêt et la montagne, et je voyais toutes ces forces mystérieuses agir et se combiner dans la profondeur de la terre ; puis, sur la terre et sous le ciel, tourbillonner les races innombrables des êtres… » Nos yeux s’arrêtent encore avec quelque plaisir sur ces vastes tableaux, bien que nos préférences vraies aillent aux paysages plus intimes. Mais quand les derniers vestiges du style rococo auront disparu non seulement de nos modes, mais de nos âmes, quand la mode extérieure des sentimens aura achevé la phase de sa perpétuelle métamorphose qui a commencé avec Saint-Preux, qu’ont poursuivie Werther, René, Manfred, et tant d’autres créations dont nous dépendons encore ; quand l’œuvre de Gœthe aura reculé dans cet éloignement où les livres ne survivent que par leur fond éternel, — que restera-t-il du produit de sa crise sentimentale ? C’est la question que nous posions au début. M. Hermann Grimm n’hésite point à la résoudre dans le sens le plus favorable.

« Le roman de Gœthe, dit-il en terminant le brillant dithyrambe que sont ses deux conférences sur Werther, est aujourd’hui devenu lui-même un monument d’un passé dont, sans lui, nous parlerions à peine. On ne lit plus la littérature dont il