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Naguère encore, on n’eût pas publié chez nous les notes qui précèdent sans une conclusion obligée : quelques récriminations amères contre le peuple qui mérita de nous ravir le bonheur des armes, qui démérita de ce bonheur en abusant de ses avantages. Aujourd’hui, tous les gens sensés s’abstiennent de ces déclamations pleurardes ou chauvines, sans utilité et sans dignité. Nous avons été vaincus : ce fut notre faute, notre faute à tous, les morts exceptés, ceux-là ayant racheté. La faute des vainqueurs, au point de vue même de leurs intérêts, fut d’arracher à la victoire un arrêt injustifié. Nous ne l’acceptons pas comme une sentence présidiale : chacun sait cela dans le monde ; il suffit. Nul ne peut savoir ni prévoir comment cet arrêt sera révisé ; très probablement par d’autres voies que celles où nous mettons notre confiance. L’histoire en use toujours ainsi : elle ne trompe pas les justes espérances, elle trompe les calculs, elle fait son œuvre logique par des moyens dont les logiciens humains ne s’étaient pas avisés.

A la veille de cet anniversaire, on s’est demandé comment il fallait répondre aux manifestations bruyantes et naturelles du souvenir allemand. Par le souvenir silencieux, par l’examen rétrospectif. Rien n’eût fait réfléchir ces gens réfléchis comme le silence attristé de tout un peuple faisant retraite en lui-même, arrêtant sa vie normale pour consacrer tout un jour à la méditation de ses deuils et surtout de ses fautes passées, sans y faire intervenir la moindre allusion à l’instrument étranger qui fut choisi pour le châtier. Mais ce sont là rêves d’idéalistes ; et, tout bien pesé, les idéalistes auraient tort de rêver ces abnégations impossibles, Je regarde cet afflux de vie nouvelle dont je parlais plus haut, cette foule affairée ou joyeuse, qui donne une pensée fugitive à la commémoration, et court à ses occupations, à ses plaisirs. Elle imite la nature : elle reverdit, elle refleurit, elle oublie ; elle vit. Elle a raison : la vie est la grande, la seule réparatrice, avec ses secrets) de guérison qui nous échappent. On ne ferme pas une plaie en la contemplant, mais en stimulant l’action de la vie.

Nous avons emprunté à la nation victorieuse plus d’une recette dont l’efficacité chez nous est douteuse. Empruntons-lui le mot admirable du plus grand de ses fils et l’esprit qui dicta ce mot. Gœthe avait quatre-vingts ans. Il travaillait. On vint lui annoncer la mort de son fils unique. Le vieillard ne trouva que ces paroles : « Allons !… par-dessus les tombeaux… en avant ! » — Et il se remit au travail.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.