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fut interrompue par un garçon de dix ans environ. Il venait, à en juger par ses joues roses et son regard brillant, de quitter ses camarades et ses jeux ; s’arrêtant un instant, il s’inclina respectueusement devant la statue, souriant, et son sourire était si étrangement pareil à celui du néophyte qu’il semblait que le sculpteur l’eût pris pour modèle. En m’éloignant, je me disais : Ce sourire n’est cependant pas une copie ; ce que le sculpteur a symbolisé dans son œuvre c’est l’un des traits caractéristiques de sa race. »

Le jour est proche où ce trait caractéristique et charmant ne sera plus qu’un souvenir. Lafcadio Hearn insiste sur ce fait que, dans les ports où le Japonais se trouve en contact fréquent avec l’Européen, son sourire, mal interprété et mal compris, disparaît. Et, à ce sujet, il cite une anecdote curieuse qui témoigne une fois de plus quels tristes malentendus ce sourire fait naître entre deux races inhabiles à se comprendre. M. T***, négociant anglais à Yokohama, avait depuis assez longtemps à son service un samuraï, ancien soldat licencié des troupes féodales, homme à l’humeur égale, des services et de la probité duquel il n’avait qu’à se louer. En sa qualité de samuraï il portait constamment deux sabres à sa ceinture, insignes de son ancienne profession et de son grade. L’Anglais l’appréciait, bien que les génuflexions, les salutations et la politesse raffinée de son factotum lui parussent excessives ; son perpétuel sourire surtout lui était insupportable. Un jour le samuraï l’aborda et lui demanda un service. Pour une cause accidentelle, il avait un pressant besoin d’argent. Il priait donc son maître de lui avancer une certaine somme et lui offrait, en garantie, l’un de ses sabres. C’était une arme ancienne, de trempe fine et de grand travail, d’une valeur très supérieure au prêt qu’il sollicitait. M. T*** consentit et fit l’avance, que son factotum lui remboursa trois semaines plus tard, rentrant en possession de son sabre.

Quelle fut la cause du dissentiment qui survint quelques jours après, M. T*** lui-même ne s’en souvient plus. Quoi qu’il en soif, dans un moment de colère et d’emportement, il injuria grossièrement le samuraï et lui intima l’ordre de quitter sa maison. À ces insultes et à son ordre, ce dernier répondit en s’inclinant avec respect et en souriant. Exaspéré par ce sourire qui avait toujours eu le don de l’agacer, M. T*** s’oublia au point de frapper le samuraï au visage. Prompt comme l’éclair, celui-ci dégaina et fit siffler son arme au-dessus de la tête de son maître qui se crut perdu, sachant avec quelle dextérité un samuraï décapite un homme d’un seul coup de son arme affilée. Il en fut cependant quitte pour la peur. A sa grande surprise le samuraï se ressaisit, remit son sabre dans le fourreau, puis, sans mot dire et avec un sourire étrange, il se retira.

Lui parti, M. T*** réfléchit ; il avait vu la mort de près et, faisant