Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 131.djvu/238

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

causes de grèves qui se reproduit le plus souvent, bien qu’elle soit la moins admissible de toutes.

Les verriers de Carmaux ont fini, bien qu’un peu tard, par s’en rendre compte : ils ont décidé de reprendre le travail, sauf à pourvoir par des cotisations individuelles ou collectives à la subsistance de M. Baudot. Ils auraient mieux fait de commencer par là. A supposer que M. Baudot ait été indûment renvoyé par la Compagnie, le moindre avocat, — malheureusement M. Jaurès n’est que philosophe, — lui aurait conseillé de poursuivre celle-ci devant les tribunaux en vertu de l’article 1780 du code civil. Cet article a été remanié il y a quatre ans tout exprès pour ouvrir une action en dommages-intérêts à ceux, ouvriers ou patrons, qui seraient lésés par une rupture illégitime du contrat de louage. La marche à suivre était donc toute tracée. On ne saurait reprocher au législateur de n’avoir pas prévu le renvoi injustifié d’un ouvrier et d’avoir laissé le malheureux sans défense. Il n’était pas besoin de mettre en œuvre pour cela l’énorme et lourd appareil de la grève. M. Jaurès s’en est-il souvenu tout d’un coup lorsqu’il a conseillé aux ouvriers de rentrer dans leurs ateliers ? Cela est peu probable. Il a vu que la grève, qu’on nous passe le mot, ne rendait pas ; que la Compagnie pouvait la soutenir très longtemps ; qu’elle était médiocrement populaire parmi les verriers eux-mêmes ; et que les ouvriers des autres industries, à Carmaux et ailleurs, montraient peu d’empressement à verser une cotisation pour l’entretenir. Les verriers de Carmaux gagnent des salaires très élevés. La grève, de leur part, semblait inexplicable : ils n’étaient pas intéressans. — Heureuse compagnie ! a pensé M. Jaurès. Après un repos de quelques jours à peine, les ouvriers vont se remettre docilement à son service ! Il convient du moins de lui faire expier sa victoire par quelques imprécations et quelques menaces bien senties. — En conséquence, le comité des verriers de Carmaux a envoyé aux autres verriers de France un manifeste très littéraire et très éloquent qui se terminait ainsi : « Réservons notre effort pour une action d’ensemble. Ni vos griefs, ni les nôtres ne s’oublient : ils s’accumulent. Les injustices et les violences subies par nous sont, elles aussi, un capital qui fructifie. Nos maîtres se tromperaient s’ils prenaient notre clairvoyance pour de l’oubli et notre sagesse pour une abdication. Soyons unis, camarades, et, à travers toutes les épreuves, ayons foi en l’avenir ! »

Tels sont les sentimens avec lesquels les ouvriers de Carmaux s’apprêtaient à revenir à l’usine. N’est-ce pas ceux que méritait la Compagnie ? Et que lui importait, au surplus, ce que pensaient les ouvriers pourvu qu’ils travaillassent à son profit ? Ainsi raisonnait M. Jaurès. On a cru généralement, comme lui-même, que la grève était finie : elle ne l’était pas, et c’est juste à ce moment qu’elle a pris une physionomie nouvelle et originale. La Compagnie s’est mise en grève