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détendre ; mais les verriers de Carmaux n’ont pas à leur portée des distractions du même genre. Que feront-ils pour passer le temps et pour subsister en attendant ? « Je me dois à moi-même, cause directe de leur malheur, a dit M. Jaurès, de les soutenir, de consacrer tous mes efforts à rendre leur lutte possible et leur victoire certaine. » Il y a quinze jours que M. Jaurès tenait ce langage : qu’a-t-il fait depuis lors ? ! C’est à peine s’il vient enfin de se mettre en route pour prêcher sa croisade. On remarquera qu’il se donne comme étant la « cause directe » du malheur des ouvriers. Veut-il dire par là que, ayant imprudemment conseillé la grève, il se sent moralement responsable de toutes les suites qu’elle peut avoir ? Sa pensée est tout autre. M. Jaurès ne voit que lui, lui seul dans la grève. Il se croit persécuté. Il est convaincu que M. Rességuier et M. le préfet du Tarn n’en veulent qu’à sa personne, et que la lutte engagée n’a pas un objet économique, mais un but politique, moins encore, un but électoral. On veut, lui, M. Jaurès, le « déraciner de son siège » de député. C’est lui qu’on vise à travers les ouvriers, et, pour se défendre lui-même, il doit commencer par venger les syndicats de Carmaux. Dans son imagination enfiévrée, son affaire personnelle prend le dessus sur la question générale. On s’explique dès lors qu’il se regarde comme la cause directe de tout ce qui arrive, et qu’il confonde volontiers son intérêt avec celui des ouvriers. Reste à savoir si ceux-ci persisteront longtemps encore dans la même confusion.

M. Jaurès défend son mandat : c’est son droit. Quant à la Compagnie, elle use du sien. On a pu se demander au premier abord si elle en usait bien à propos. Peu à peu la lumière s’est faite à ce sujet. M. Rességuier a rappelé les conversations qu’il avait eues, il y a quelques mois, avec les délégués des ouvriers. Il a même reproduit une lettre écrite par lui, dès le mois de mai dernier, à la Dépêche de Toulouse. Certes, on ne peut pas lui reprocher d’avoir pris les ouvriers en traître. Il leur a fait remarquer, dès cette époque, qu’ils étaient les mieux payés de tous les verriers de France, et le fait n’a pas été nié. Il a ajouté que, si une grève venait à éclater, la Compagnie entendait reprendre toute sa liberté, qu’elle ne réintégrerait que les ouvriers dont elle aurait besoin, enfin et surtout qu’elle modifierait ses tarifs. Impossible d’être plus clair ni plus précis. On dit maintenant que la Compagnie a des réserves considérables en magasin et que l’interruption du travail, loin de lui nuire, tourne à son avantage. C’est bien possible ! Mais ne le savait-on pas ? L’avait-elle dissimulé ? N’avait-elle pas été d’une franchise parfaite dans l’aveu de ses intentions éventuelles ? Les ouvriers enfin n’étaient-ils pas depuis longtemps avertis et prévenus ? Dès lors il pouvait être de l’intérêt personnel de quelques politiciens que la grève éclatât ; mais que ce fût de celui des ouvriers, nous le nions. M. Rességuier se contente aujourd’hui d’exécuter point par point ce