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que sur un point : sur la faculté d’endurance d’un père privé des caresses de sa fille et de l’amitié de son fils. Il revient donc, il se rapproche de la famille abandonnée ; il se tient dans l’ombre, mais près d’eux, à portée de les défendre et de les secourir. Sa fille est ingénue dans un théâtre de comédie, et bien que la morale des coulisses soit un peu meilleure de l’autre côté de la Manche que du nôtre, cette jeune fille est exposée à entendre des propositions comme celle d’un certain Burnside, qui lui offre tranquillement, sans émotion, sans amour et sans périphrase, de « se mettre avec lui. » Il est temps que le père se montre. Mais Julius a une façon à lui de veiller sur sa fille : chaque soir il va la voir jouer, et, la pièce finie, rentre se coucher. Quant au jeune homme, il rêve de gloire littéraire, et c’est ici que s’introduit le deuxième sujet, une furieuse satire contre les mœurs du journalisme anglais contemporain, qui se développe parallèlement au drame de la famille Stern. Comment Julius intervient-il en faveur de son fils ? D’abord il lui fait cadeau d’un exemplaire des Dramaturges du XVIe siècle, exemplaire d’occasion qu’il a découvert chez un bouquiniste pour trois livres sterling (il aurait pu l’avoir tout neuf pour une demi-couronne ! ). Le jeune homme a écrit une comédie : sans l’avoir lue, et par conséquent sans savoir s’il encourage une vocation réelle ou imaginaire, il achète un théâtre pour l’aire jouer la pièce, et il achète deux ou trois journaux pour la faire réussir. Ici, Julius prend des proportions presque fantastiques. Sa tristesse, sa vie ; errante et mystérieuse, l’autorité de son accent et de son geste, ce don fatal de changer en or tout ce qu’il touche nous indiquent chez l’auteur une intention symbolique et peut-être un troisième sujet. Ce n’est plus « un » juif : c’est « le » juif, et le juif réhabilité, le juif devenant, à son tour, un justicier social. Mais comment s’y prend-il, ce réformateur ? En couvrant d’or les coquins. Ce n’est vraiment pas un bon moyen de fermer le marché aux consciences. Et puis, tout cela s’écroule devant une réflexion fort simple. Les journaux qui donnent le succès ne sont pas à vendre, et les journaux qui sont à vendre ne donnent pas le succès.

Je pourrais prolonger ces critiques, mais j’ai, au contraire, presque honte de les avoir écrites, parce qu’elles sont une ingratitude. Si la pièce est, théoriquement, mauvaise, d’où vient qu’on l’écoute, amusé ou ému, sans un moment de fatigue ? C’est une pièce sans amour, car on ne peut considérer comme une scène d’amour la proposition de l’ignoble Burnside. Un acte entier se passe dans le fumoir d’un club ; on n’y voit même pas l’ombre d’une jupe. Mais on ne veut pas perdre un trait de ce dialogue si franc, si direct, si vivant ; on tressaille à certains mots,