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longtemps que dureront la littérature et la civilisation anglaises. Cette lutte avait pris au XIXe siècle un caractère sourd et latent. Accablé sous le mépris des rigoristes, le théâtre n’avait pas osé rendre un seul coup. Soudain il reprenait l’offensive, il portait la guerre dans le camp ennemi. Saints and Sinners n’est que le premier d’une série de drames et de comédies où M. Jones a bravement attaqué l’hypocrisie religieuse dans ses représentans les mieux caractérisés. Pour ne pas aller à la Bastille et n’être point confondu avec les « goguenards dangereux » dont parle Boileau, Molière devait faire une distinction entre le vrai et le faux dévot. L’état des mœurs et des opinions, qui n’a pas changé depuis deux siècles autant qu’on le croit, oblige M. Jones à en faire autant, et il semble que, dans son théâtre, s’il est avec la science lorsqu’elle confond l’imposture et le charlatanisme, il place encore au-dessus de la science la foi ardente et sincère, ce qu’on pourrait appeler le bon fanatisme. Je ne puis considérer un tel système comme définitif, mais je reconnais que, étant donné la société anglaise actuelle, ce compromis entre l’esprit rétrograde et l’esprit de liberté est tout ce qu’on peut attendre du théâtre. M. Jones a lancé quelques flèches qui portent encore plus loin et qui n’ont pas été lancées au hasard. N’a-t-il pas écrit, dans la hautaine et spirituelle préface qu’il a jetée en tête du Case of rebellions Susan, que le théâtre était peut-être destiné à prendre la succession de la chaire qui s’écroule et à enseigner la morale aux moralistes professionnels ? En attendant, dès 1885, dans un article publié par la Nineteenth Century il revendiquait énergiquement pour le drame le droit de toucher à tout, même aux questions religieuses. Ailleurs, il a nettement affirmé que le théâtre est « un des organes de la vie nationale et un de ses organes essentiels… On ne se figure pas plus l’Angleterre sans théâtre que l’Angleterre sans presse et sans tribune. » Il semble dire, — et cette crânerie ne déplaît pas chez un homme de ce talent : — « Nous n’avons besoin que de liberté. Déliez-nous les mains ; donnez-nous la permission de faire des chefs-d’œuvre, et les chefs-d’œuvre ne se feront pas attendre. »

Ce que M. Jones satirisait dans Saints and Sinners, c’était le mercantilisme intimement allié au bigotisme. Ce double état d’âme s’incarne dans Hoggard et Prabble, les deux « diacres » de la congrégation dissidente de Steepleford, petite ville anglaise que vous pouvez prendre pour type de l’étroitesse provinciale et que l’on retrouve dans le Triumph of the Philistines sous le nom de Market Pewbury. Hoggard est un faiseur d’affaires, un tripoteur de bas étage et de petite ville ; Prabble, un paisible épicier. L’un est odieux, l’autre est comique ; mais, au fond, ils