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M. Pinero n’avait pas renoncé au drame, et tous les amis du théâtre, voyant ses progrès dans la comédie légère, l’attendaient sur ce terrain où il n’avait encore obtenu que des demi-succès. Le 24 avril 1889, le Garrick ouvrit ses portes avec un drame de lui, The Profligate. Ou attendait merveilles du nouveau théâtre que John Hare avait fait construire pour lui et sa troupe. Comme autrefois l’ouverture du Prince of Wales, il fallait que cette première soirée du Garrick fût une date dans l’histoire théâtrale. La critique, vieille et nouvelle, fut enthousiasmée. « Enfin, s’écriait M. Archer, nous tenons une vraie pièce : une pièce qui a des défauts avec un troisième acte qui n’en a pas ! » Il y a, malheureusement, beaucoup à rabattre de ces exclamations triomphales de la première heure. Le Profligate est un mélodrame traité avec délicatesse et distinction, mais c’est incontestablement un mélodrame dans tous ses aspects et dans toutes ses parties, y compris le fameux troisième acte ; c’est un des plus chimériques, un des plus romanesques qui aient été écrits en Angleterre depuis quinze ans.

Qui reconnaîtrai-je pour un caractère anglais ou un type humain ? Sera-ce Hugh Murray, le légiste sentimental qui s’éprend à première vue d’une pensionnaire et enterre cette belle passion au fond de son cœur pour l’en exhumer au plus mauvais moment ? Est-ce Janet, l’ingénue qui s’est donnée sans amour à un séducteur quadragénaire, et qui, pendant le reste de la pièce, ne cesse d’accomplir des actes de délicatesse, de renoncement, d’abnégation, de véritables tours de force morale ? Est-ce l’héroïne du drame, Leslie, une écolière qui s’écrie étourdiment, un quart d’heure avant son mariage : « Je voudrais bien savoir si le monde sera de la même couleur quand je serai la femme de Dunstan Renshaw », et qui, après un mois de tête-à-tête avec son mari, dans une villa près de Florence où l’on voit une fresque de Michel-Ange, sait la vie mieux que nous ne la savons ? J’entends l’explication : il a suffi d’un moment pour changer celle-ci, pour instruire celle-là. C’est justement dans cette explication que gît le mélodrame. En psychologie sérieuse, il est difficile de croire aux « momens », aux révélations soudaines, aux crises d’une seconde qui transforment le caractère, annulent la nature et l’éducation.

Que dire du profligate lui-même ? C’est le libertin traditionnel d’innombrables romans anglais publiés depuis cent cinquante ans, et il n’est pas inconnu de notre ancien boulevard du Crime. On le voit froidement, et délibérément cynique, jusqu’au moment où l’amour le touche de sa baguette. C’est là une