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« — Voyons, êtes-vous heureuse ? — C’est une vie de chien ! » Cayley jette un regard autour de lui. « Mes complimens sur votre niche ! — N’est-ce pas ? » dit-elle, et elle lui énumère avec amertume toutes ses splendeurs : « Il y a une terrasse magnifique… d’où on voit Londres. — Londres ! allons donc ! — Moi je le vois… Je vois bien plus loin, je vois Athènes, Alger, la Méditerranée… Oh ! Cayley, vous souvenez-vous des bons jours d’autrefois, sur le yacht de Peter Jarman ? »

Est-ce qu’elle a cessé d’aimer son mari et d’apprécier le sacrifice qu’il lui a fait ? Non certes. Lorsqu’il lui dit : « Ma pauvre petite, que puis-je faire pour vous ? » elle lui répond : « Rien. Vous avez fait tout ce que vous pouviez faire : vous m’avez épousée. » Elle s’accuse elle-même. Stupide qu’elle était, pourquoi a-t-elle voulu se marier ? Parce que les autres femmes de son milieu social ne l’étaient pas. Cela semblait si beau de loin, ce titre de femme mariée ! Au lieu de chercher à se glisser dans une société qui ne veut pas d’elle, pourquoi ne pas vivre heureuse avec Aubrey parmi son monde à elle, où elle n’aurait connu ni les froides avanies, ni l’inexorable uniformité de la vie bourgeoise ?

Mais ce sont là les moindres épreuves de Paula. Il y a une autre femme dans la maison : c’est la fille du premier mariage qui s’était enfermée dans un couvent et qui, au moment même où son père prenait femme, s’est décidée à réclamer sa place au foyer. Cette jeune fille inspire à Paula une double jalousie : elle lui envie la tendresse qu’Aubrey lui témoigne ; elle sent que cette tendresse est bien différente de l’amour qu’elle inspire. Elle voudrait se faire aimer de l’enfant qui, avertie par un instinct de nature, se retire et se refuse à ses caresses. « C’est une honte ! pense-t-elle ; car enfin elle ne sait rien, elle devrait m’aimer ! » Et, oubliant que l’amour ne se commande, ni ne se conseille, ni ne s’implore : « Ordonnez-lui de m’aimer ! » dit-elle à Tanqueray : Cet amour lui ferait tant de bien ! Cela lui ôterait ce je ne sais quoi de malfaisant qui est en elle, ce mischievous feeling qui la porte vers quelque folie. Une voisine, ancienne amie de la famille, vient enfin lui faire visite, mais c’est pour enlever en quelque sorte sa belle-fille à sa garde. Que veut-on ? Distraire, marier si l’on peut Ellean, que Paula, évidemment, ne peut conduire dans la société, et, par ce moyen, préparer des jours plus libres et plus tranquilles au ménage Tanqueray. Mais Paula ne voit là qu’une conspiration formée en dehors d’elle et où son mari a trempé. De là une scène de rage où se déchaîne l’effroyable violence de ce caractère d’enfant gâtée, aigri par une situation fausse. Maintenant nous n’ignorons plus rien de son âme.