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départemens, le conseil d’administration n’est pas ambitieux, et le portefeuille ne grossit chaque année que d’une façon imperceptible. Mais où la timide Normandie chemine doucement dans l’ombre à tous petits pas, l’audacieuse Amérique se lance en train express à travers l’espace, recherchant le plein soleil et appelant les passans à grand bruit. Plusieurs « mutuelles » des Etats-Unis, colosses de l’assurance, se sont depuis quelques années implantées sur notre sol, frayant leur voie avec une publicité enragée, outrancière, suivant les procédés en usage au-delà de l’Atlantique. Les compagnies françaises ont riposté. On s’est jeté pas mal de brochures à la tête. Le combat s’est poursuivi jusque devant la barre des tribunaux, chargés d’apprécier la légitimité des projectiles, jusque devant le Parlement, où des représentans malavisés ont proposé d’interdire aux compagnies étrangères une industrie dont le libre exercice leur est garanti par les traités internationaux. Et c’est justement ici qu’éclate l’incohérence extraordinaire de notre législation : elle établit un privilège à rebours.

Vers 1874, lorsque fut levée à nos frontières pour tout le monde l’obligation du passeport, ceux qui avaient le malheur d’en exhiber un demeurèrent pendant un an soumis aux formalités d’un visa rigoureux. A tout débarquant du paquebot ou du wagon étranger le douanier demandait : « Comment vous appelez-vous ? — Un tel. — Avez-vous un passeport ? — Non. — Très bien, passez ! » Quelques personnages distingués avouaient-ils ingénument être porteurs de cette pièce officielle : « Ah ! vous avez un passeport ? reprenait le douanier d’un air sévère : c’est bon ! on l’examinera tout à l’heure. » Et l’on poussait le malheureux dans une salle d’attente, où il se morfondait, enfermé à ciel, jusqu’à ce que le train ou le navire se fût intégralement vidé. Puis, tandis que les autres voyageurs vaquaient paisiblement à leurs affaires, le chef de poste faisait comparaître un par un les détenteurs de passeports, s’assurait de leur identité et vérifiait longuement les cachets.

Il en est de même en matière d’assurances : on passe beaucoup plus facilement sans passeports. La réglementation actuelle par l’Etat n’a d’autre effet que de rendre à nos compagnies nationales la concurrence plus difficile avec les étrangères. Sans avoir besoin de beaucoup s’étendre, il est avéré que les sociétés par actions ont rendu des services dans le passé et sont encore des organismes pleins de vigueur ; mais que les mutuelles offrent de plus grands avantages aux assurés, puisqu’elles leur réservent l’intégralité des profits. Sans aller jusqu’à se dépouiller eux-mêmes, les détenteurs de titres seront donc amenés, par la force des choses, à faire une part de plus en plus large à leurs assurés. N’a-t-on pas vu, il y a quelques années, ceux-ci recevoir, sous forme de participation