Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 131.djvu/450

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

serve pas à nier la Providence, c’est qu’il serve à la prouver. — C’est ainsi que Joseph de Maistre est amené comme nécessairement à l’idée maîtresse de son œuvre, et logiquement conduit à devenir le théoricien de la Providence. Seulement la façon dont il entend sa tâche n’est pas la façon commune, ni la plus propre à rassurer les timides. Elle serait bien plutôt de nature à inquiéter les forts. La cause qu’il a en mains n’est pas si facile à gagner, puisqu’il s’agit de montrer qu’il y a de l’ordre là où les faits n’accusent que le désordre et semblent autant de démentis à la justice et au bon sens. Il choisit à plaisir le terrain le plus défavorable, et n’invoque que les argumens les plus périlleux. Comme s’il n’y avait pas assez de mal dans le monde, il en ajoute. Non content de défendre, il attaque. Il joue la difficulté. On songe à ces avocats dont les plaidoiries éloquentes font condamner le client au maximum. Ce théologien est un rhéteur. Ce représentant de l’orthodoxie est tout plein des idées des philosophes qu’il combat. Ce logicien est un sophiste. Ce prophète est un bel esprit. Il fait des mots. D’autres, par la vigueur de l’argumentation, nous entraînent alors même que nous sentons qu’ils ont tort. Aux momens même où Joseph de Maistre a le plus sûrement raison, nous avons peine à être de son avis. D’un lieu commun de la doctrine théologique il a su faire un paradoxe. Cela est tout à fait particulier ; c’est ce qui distingue Joseph de Maistre entre les champions de la même cause ; c’est sa note… Mais peut-être en effet voit-on assez nettement ce tour d’esprit se dessiner chez lui pendant les années de formation.

On ne passe pas impunément quarante années de sa vie dans Chambéry : on en arrive forcément à être de Chambéry. Chez Joseph de Maistre il y a de l’homme de petite ville. Il le sait et il le déplore. Il considère que ce fut une erreur du sort et conte plaisamment comment la chose arriva. La Nature le portait dans son tablier de Nice en France : elle fit sur les Alpes un faux pas, bien excusable de la part d’une femme âgée, et le laissa tomber platement à Chambéry. Il en a souffert et il convient de l’en plaindre. « Je me rappelle, dira-t-il plus tard, ce temps où dans une petite ville de ta connaissance, la tête appuyée sur un autre dossier et ne voyant autour de notre cercle étroit que de petits hommes et de petites choses, je me disais : Suis-je donc condamné à vivre et mourir ici comme une huître attachée à son rocher ? Alors je souffrais beaucoup, j’avais la tête chargée, fatiguée, aplatie par l’énorme poids du rien… » Il étouffe faute d’air et d’espace. Il songe, en les enviant, à ceux que leur destinée a placés sur une scène assez vaste. Il rêve de Paris, à la manière de ceux qui, n’en étant pas, mettent leur coquetterie à paraître plus parisiens que les Parisiens. Il y viendra plus tard et y paraîtra lourd. Là-bas dans sa petite ville où il se promène entre le chevalier Roze et le vicomte Salteur, ni