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tant d’émulation que pendant huit jours au moins vous nous dites des choses de l’autre monde. » Ces quelques lignes n’ont-elles pas tout l’air d’être prises sur le vif et ne mettent-elles pas bien en scène le causeur qu’est Joseph de Maistre, amusé par ce scandale de salon, excité par l’applaudissement, jaloux de se surpasser, rivalisant avec lui-même, prolongeant la plaisanterie un peu au-delà peut-être des limites accordées à la plaisanterie, qui pour être bonne doit être courte, et s’attardant à ce qu’il appelle lui-même des « extravagances méthodiques ? » La marquise ajoutait : « Mais pourquoi, je vous prie, ne me griffonneriez-vous pas quelques paradoxes pour m’amuser ? Six au moins, par charité, autant que nous en a laissé Cicéron. Aussi bien il me semble que vous êtes là en Suisse, les mains dans vos poches, comme un véritable sfacendato, et que c’est vous rendre service que de vous tirer de votre apathie. » À ces aimables provocations le comte répond de la façon la plus galante. De cette expression un peu vulgaire des « mains dans les poches » il sait tirer un si bon parti, il prend prétexte à de si agréables variations, qu’on se reprocherait de ne pas les citer : « Ces mains paresseuses, dit-il, qui ont fait un effort pour vous obéir, veulent rentrer dans mes poches, où vous les avez très distinctement vues. Je ne puis aujourd’hui obtenir d’elles que l’assurance écrite de ces sentimens, qui n’ont plus besoin, j’espère, d’aucune assurance. » Ces gentillesses accompagnent l’envoi des paradoxes demandés. Ils ne sont qu’au nombre de cinq, mais, comme on dit, ils sont de taille. On en jugera par les titres : Que le duel n’est pas un crime ; Que les femmes sont plus aptes que les hommes au gouvernement des États : Que la chose la plus utile aux hommes est le jeu ; Que le beau n’est qu’une convention et une habitude ; Que la réputation des livres ne dépend point de leur mérite… Ce n’est, dira-t-on, qu’un jeu de société, auquel on peut tout juste reprocher une certaine lourdeur dans la grâce. Ne serait-ce pas plutôt une escrime où le lutteur s’exerce en vue de combats plus sérieux ? C’est bien sa pensée qu’exprime Joseph de Maistre quand il écrit : « Il y a des momens où l’opinion sur certains sujets importans penche trop d’un certain côté. Il est bon de la traiter alors comme les arbres qui se courbent, et de la tirer avec force du côté opposé. » Il dira de même : « Dans toutes les questions j’ai deux ambitions. La première, le croiriez-vous ? ce n’est pas d’avoir raison, c’est de forcer l’auditeur bénévole de savoir ce qu’il dit. » C’est à quoi lui sert le paradoxe. Réellement il croit à l’utilité du paradoxe en tant que moyen de discussion et procédé de recherche de la vérité. Comme si du faux on pouvait jamais tirer autre chose que le faux ! La plume à la main, Joseph de Maistre a ce tort de conserver un peu trop les habitudes du causeur. La conversation, qui de soi est une jolie chose, inutile et précieuse, comme toutes les choses