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Ces traits imprimés de bonne heure sur l’esprit de l’écrivain, le temps par la suite ne les a pas effacés. Ç’a été le malheur de Joseph de Maistre qu’il a toujours vécu dans la solitude. Aigri par la souffrance, blessé dans son amour-propre, il s’est entêté dans ses opinions. Ministre d’un roitelet, il se sentait par trop supérieur à sa situation et à sa besogne ; il étouffait dans ces fonctions comme jadis il avait étouffé dans Chambéry. Si encore il avait pu se faire quelque illusion ! Mais il avait trop de preuves de son impuissance. Il plaidait la cause de son souverain auprès des cours étrangères où l’on faisait la sourde oreille ; il envoyait à la cour de Cagliari des avertissemens dont on ne profitait pas et qui le faisaient tenir en suspicion. Personne ne l’écoutait : il se vengea à sa manière. On ne voulait pas de ses avis : il se mit à rendre des oracles. De là cette manie de prophétiser qui suffirait à nous mettre en garde contre l’ensemble des opinions de Joseph de Maistre. Je me délie de quelqu’un qui lit si couramment dans l’avenir. Sans doute il arrive parfois que le devin devine juste ; il profite de ces coups de chance qui firent de tout temps la fortune des sibylles. Mais quelle liste on pourrait faire de ses erreurs ! erreurs qu’au surplus on n’a pas le droit de lui reprocher, puisqu’elles sont inhérentes à l’humaine faiblesse. Il en est de divertissantes, et il en est d’énormes. Contentons-nous de feuilleter les premiers chapitres des Considérations sur la France. On projette d’élever en Amérique, pour les réunions du Congrès, une ville qui s’appellera Washington. Joseph de Maistre gage « mille contre un que la ville ne se bâtira pas, ou qu’elle ne s’appellera pas Washington, ou que le Congrès n’y résidera pas. » Il trace le programme de la Contre-Révolution et fait appel à Louis XVIII : c’est Bonaparte qui lui répond. Il déclare que la Révolution aura pour résultat « une exaltation du christianisme et de la monarchie. » Il nous semble bien que nous eussions prophétisé le contraire. Mais c’est que nous sommes mieux placés que Joseph de Maistre. Nous employons le seul moyen qui convienne pour émettre une prédiction de quelque valeur : c’est de prédire après coup. Rien d’ailleurs n’est plus séduisant, et, à tout prendre, moins dangereux que ce rôle de prophète. On dispose du temps ; on n’a pas à redouter les démentis immédiats ; on s’étourdit du bruit de sa voix qui vous revient enflé par les échos du désert. Vox clamans in deserto.

Ce goût pour une argumentation périlleuse, cette tendance à l’exagération dont il a dit quelque part que c’est le « mensonge des honnêtes gens », ce quelque chose de mêlé et de trouble qu’il y a dans les élémens de sa constitution intellectuelle, ce manque de sang-froid et de mesure, et enfin cette horreur d’être banal qui chez lui égale l’horreur qu’il a pour la Révolution, — tout cela a empêché Joseph de Maistre d’avoir dans sa lutte contre les idées du XVIIIe siècle ou toute l’influence