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historique sur la personne et sur la vie du grand remueur d’idées. Des trois beaux, volumes de M. Saint-Hilaire, l’un est rempli par les lettres de V. Cousin et de ses nombreux correspondans depuis Lamennais et Lacordaire jusqu’à Schelling, Hegel et Hamilton.

Ce qu’il pensait, ce qu’on pensait autour de lui, ce qu’on pensait de lui, tout cela ressort de cette correspondance animée, où l’histoire prend l’attrait d’un roman de mœurs. Parmi les plus intéressantes nouveautés, il faut citer d’abord les échanges de lettres avec de généreux esprits de l’Italie, non seulement l’héroïque Santa-Rosa, qui devait inspirer de si nobles pages à son ami, mais encore Manzoni et surtout le gendre de Manzoni, d’Azeglio. Victor Cousin ressentit toujours la plus vive sympathie pour les affaires italiennes, spécialement pour celles du Piémont, dont il n’approuvait pas la politique, mais qu’il estimait le plus malheureux des États vers 1830. Le roi du Piémont put à bon droit le remercier pour le projet de constitution qu’il lui avait fait communiquer par son ministre d’Azeglio. Ce qui n’offre pas moins d’intérêt, ce sont tant de pièces inédites sur l’affaire de la Congrégation de l’Index. Nous y reviendrons tout à l’heure. C’est avec une parfaite indépendance d’esprit que M. Barthélémy Saint-Hilaire juge la vie et les œuvres de Victor Cousin. Comme Schelling et Hegel, il lui reproche d’avoir, à vingt-huit ans, délaissé la philosophie pour la politique et, plus tard, pour l’histoire littéraire : « Platon, disait-il à Cousin même, vaut mieux que Mme de Longueville… » Quant aux doctrines, il en est deux que M. Barthélémy Saint-Hilaire repousse avec énergie, d’abord l’assimilation de sa philosophie aux sciences naturelles (erreur dont Cousin ne nous semble qu’à moitié coupable), puis l’éclectisme : pour faire le « choix judicieux » il faut avoir un principe régulateur, et ce principe, dit excellemment M. Saint-Hilaire, « n’a plus rien d’éclectique. »

A notre avis, les doctrines inspirées en partie à Victor Cousin par Schelling et Hegel constituent, malgré quelques exagérations, le meilleur de son œuvre. Comme les successeurs de Kant, Victor Cousin comprit qu’on ne peut s’en tenir à l’opposition de la raison spéculative et de la raison pratique, de l’intelligence et de la volonté, de la connaissance et de la croyance. Pour s’élever au-dessus de cette opposition (dont on abuse tant de nos jours), il faut rendre à la « raison » son universalité, sa valeur objective et sa suprématie. De là cette belle théorie de la « raison impersonnelle et souveraine », qui est la conscience même saisissant en soi directement le principe universel de toute existence, la pensée identique à l’être. Victor Cousin répondait à Kant, non sans profondeur : « Un principe ne perd pas son autorité parce qu’il apparaît dans un sujet ; de ce qu’il tombe dans la conscience d’un être déterminé, il ne s’ensuit pas qu’il devienne relatif à cet être. »