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taient une table maigrement servie où les châtaignes formaient le plat de fondation. Et, — tant ils avaient l’habitude de mettre en commun joies, pensées, soucis, — une nuit d’hiver, tandis qu’il attendait le renard à l’affût, apercevant des bécasses qui sautillaient sur la neige durcie, il courut à la maison pour forcer Phillis et Hélène à se lever et prendre leur part de ses émotions cynégétiques.

Ayant de la sorte atteint dix-huit ans, et comprenant que cette existence ne pouvait toujours durer, qu’il fallait, pour lui, pour les siens, se créer un avenir, il demande une place de commis à M. Festugières, maître de forges dans le Périgord : « Je ne veux pas d’un gentilhomme pour commis, répond celui-ci ; ce n’est pas votre place : votre intelligence vous mènera à de grandes positions dans l’armée. Entrez-y donc, puisque vous êtes pauvre. » Conseil prophétique qui désespéra d’abord notre héros, parole heureuse qui fit lever le bon grain, car, employé dans les forges du Périgord, qui sait si Bugeaud se fût seulement rendu digne de remplacer un jour son patron ? Le 29 juin 1804, il est admis aux vélites de la garde, et sa correspondance avec Phillis nous initie à sa nouvelle existence. Comment la vie de caserne n’aurait-elle pas semblé très amère à ce jeune homme de dix-neuf ans qui avait vécu au grand air, en libre grâce, dans l’intimité de la famille, et se trouvait subitement soumis à une discipline d’airain, malmené par les anciens[1], commandé par des chefs qui « tous ont une très mauvaise morale, croient qu’après la mort tout est fini, qu’ils sont des animaux comme les autres. Ils croient à un Être suprême, mais ils le supposent neutre ? » Il déplore la pauvreté qui l’a chassé de son pays, cherche « à se former une bonne société bourgeoise, » trouve fort mauvais que les lingères de Paris entretiennent presque toutes un grenadier et, loin d’en être payées, qu’elles le paient. Afin de se procurer des livres d’étude, il vend une partie de son pain, et, quand ses camarades ne font plus leur sabbat d’enfer, il lit à la clarté douteuse du lumignon

  1. À cette époque, les soldats avaient une seule gamelle de soupe pour six ; on la plaçait sur un banc ou sur une table, les convives formaient un rond autour ; chacun à son tour plongeait sa cuiller de bois et la retirait pendant que le voisin exécutait la même manœuvre. « Un jour, dit la comtesse Féray, mon père, affamé, oublia la consigne, et, après avoir avalé une première cuillerée, en prit immédiatement une seconde. Sur ce, un des vieux grognards se précipite vers le gourmand et lui crie en fureur : « Avec tes thématiques et ta gérographie, tu n’es qu’un f… blanc-bec. » À cette apostrophe, l’insolent reçut sur la figure le contenu de la gamelle. Un duel s’ensuivit ; le vieux grognard fut tué ; et de ce jour les jeunes conscrits souffre-douleur et martyrs furent respectés davantage dans le régiment. » Bugeaud eut plus tard deux autres duels également funestes à ses adversaires. Le dernier, en 1832, coûta la vie au député Dulong.