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LE MARÉCHAL BUGEAUD.

de soldat avec les égards dus à une grande infortune. Des relations courtoises s’établissent même entre le geôlier, sa famille et la prisonnière. Dieu sait cependant si les attaques des carlistes, les dénégations de l’entourage de la duchesse, exaspéraient un homme aussi loyal que susceptible ! — « Que me diriez-vous, lui demanda un jour M. de Brissac, si dans de pareils momens j’allais visiter le chambre de votre femme et tâter son lit ? — Comme son geste et son ton étaient impertinens, je lui répondis : « Je vous donnerais un soufflet et un coup d’épée ; mais ma femme n’a pas fait la guerre civile ; elle n’a pas non plus accouché devant un nombreux public et montré à trente grenadiers et à un maréchal de France que son enfant allait naître. Ces gens-là parlent et argumentent comme s’ils étaient encore aux Tuileries. » Lorsque tout est terminé, le général supplie le président du conseil de ne lui accorder aucune récompense : de cette affaire il n’attend rien et ne veut rien que le bonheur d’aller passer cinq ou six mois avec ses bœufs et ses trèfles ; et, le Roi lui ayant spontanément envoyé 20 000 francs, il obtient qu’on les consacre à l’établissement d’une fontaine sur la place d’Excideuil. Hélas ! pendant que Mme Bugeaud et ses enfans rentraient en Dordogne, il fallait que le général bût le calice jusqu’à la lie : il dut accompagner la duchesse de Berry, en Sicile, et, sitôt qu’on eut mis le pied sur l’Agathe, il put constater que soins, égards, marques de sympathie étaient oubliés comme par enchantement. La princesse le tenait à l’écart avec une préméditation évidente de le mortifier, tandis qu’elle comblait de politesses toute la marine, prenait le bras même à de simples élèves. Aussi ne fit-il aucun séjour à Palerme, et reprit-il joyeusement le chemin de la France.

C’est alors que commencent ses relations avec Romieu, le futur auteur de l’Ère des Césars et du Spectre rouge, d’abord mystificateur émérite, vaudevilliste, dramaturge, rédacteur en chef du Messager, puis administrateur fort distingué, de bon renom et de grande popularité, circonspect et avisé, préparé d’ailleurs à ces fonctions par de fortes études (il avait passé par l’Ecole polytechnique et montra une rare compétence dans les questions de ponts et chaussées, d’eaux et forêts). Bugeaud, qui se connaissait en hommes, eut bientôt apprécié les solides qualités du nouveau préfet de la Dordogne, et les rapports officiels firent place à une sympathie affectueuse. J’ai sous les yeux cent seize lettres que lui écrivit le général de 1833 à 1844, et, si elles ne présentent pas leur auteur sous un nouvel aspect, du moins confirment-elles d’une manière décisive le témoignage de sa famille et de ses amis ; elles mettent en relief son caractère public