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leçons, de ménagemens ! Tant mieux si le chef d’orchestre des Tuileries arrive, en fin de compte, à obtenir la même musique de ses principaux artistes! « Votre Majesté, lui dit un jour Thiers, croit être l’homme le plus fin de ce pays, mais je connais ici quelqu’un de bien plus fin : c’est moi. » Et le Roi de répliquer fort justement : « Vous vous trompez, monsieur Thiers : si vous l’étiez, vous ne le diriez pas. » La politique est une espèce de religion qui compte ses croyans, ses indifférens, ses faux dévots, ses athées et ses exploiteurs : Bugeaud de prime abord se range parmi les croyans; il a l’oreille du Roi, s’emploie à maintenir la majorité en un faisceau solide. Toutes ses sympathies vont vers M. Thiers et les doctrinaires ; on sent qu’il lui en coûtera beaucoup de suivre les uns plutôt que l’autre, qu’il s’y résignera cependant, parce que M. Thiers fait trop de coquetteries à la révolution, tandis que ces « monstres de doctrinaires ont l’infamie d’avoir des idées arrêtées, qu’ils sont assez simples pour croire que flatter les passions anarchiques n’est pas le meilleur moyen de les amortir, et que les hommes de la victoire ne doivent pas céder le pas aux hommes sans couleur, aux lâches et aux ambitieux. »

Peut-être témoigne-t-il moins dégoût que le Roi à M. Molé, un indifférent et un éclectique qui eût volontiers rangé la politique au nombre des sciences inexactes, entre l’astrologie et l’alchimie, pour lequel semblait fait le mot de Retz : « Il faut souvent changer d’avis pour rester de son opinion. » Etranger d’ailleurs à tout dogmatisme étroit, plein d’aversion pour les formules et les idées arrêtées, possédant au plus haut degré la science des détails, le côté domestique des affaires, l’art de séduire les hommes, mais ne trouvant dans nos révolutions perpétuelles rien qui ressemblât à un principe, toujours porté à se contenter du passable de crainte du mauvais. Molé se distinguait fortement des doctrinaires. Il se contentait de gouverner avec les intérêts, peu soucieux du lendemain, manquant des qualités qui dominent les événemens, orateur adroit, insinuant, un peu insuffisant en présence des crises extraordinaires ; ce qui ne l’empêche point de faire la chouette aux coalisés de 1839. Et ce scepticisme conciliant, qui devait agacer Bugeaud, arrangeait fort bien le Roi, qui retrouvait en Molé le parfait homme de cour, agréable aux puissances étrangères, agréable à lui-même. « Vous verrez, observe plaisamment Henri Heine, que toutes les fois qu’on lui laissera l’alternative de choisir ou M. Guizot ou M. Thiers pour premier ministre, Louis-Philippe répondra toujours avec regret : « Laissez-moi prendre Molé ! » Le Roi me rappelle à cette occasion un petit garçon à qui je voulais acheter un jouet. Lorsque je lui demandai ce qu’il préférait d’un