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accoutumés, dès notre naissance, à vivre sur mer, dans la mer même, nous serions peut-être beaucoup plus parfaits que nous ne le sommes. Voilà pourquoi nous souffrons tous d’une peine secrète. Croyez-moi, la mélancolie de l’humanité vient de là... Il me semblait à la fin que j’appartenais aussi à l’Océan. » — Voyez les débuts de Robinson : en dépit des remontrances de son père, en dépit des raisonnemens qu’il se fait à lui-même, une force invincible le pousse sur les vaisseaux. Il y souffre mort et passion, chacun de ses voyages a une fin ruineuse et tragique; il recommence toujours. Après la formidable épreuve où il s’est cru guéri à jamais, alors qu’il vieillit dans le repos et l’opulence, la moindre suggestion d’un négociant ou d’un capitaine suffit pour réveiller le marin primordial qui sommeille en lui ; à l’extrême limite de l’âge, il repart sur les mers d’Asie, sans motifs plausibles, pour le plaisir. C’est là le fond de son âme et ce qui fait de ce simple matelot un héros mythique ; il est l’Anglais, qui fut le northman, qui reste le juif-errant des grandes eaux.

Il est encore l’Anglais par son imagination indomptable, par cette révolte obstinée de l’individu contre laquelle ni le raisonnement ni la sévérité des hommes ne peuvent rien, et qui ne se laissera discipliner que par la leçon des choses librement acceptée. « J’étais né pour être mon propre destructeur, » dit-il. Il pense, agit et part comme faisaient les personnages de Shakspeare, comme feront un Byron et un Shelley. Ceux-ci périront avant de s’être amendés, dans l’agitation du cœur et l’impénitence finale, parce qu’ils ne se soumettront jamais à la réalité. Robinson a commencé comme eux, il fut pétri, comme ils le sont tous, avec ce même ferment de Prométhée; mais il représente plus exactement la moyenne de sa nation, il se soumet à la réalité : elle l’assagit et lui rend le gouvernement de lui-même, avec beaucoup de livres sterling par surcroît.

On se demande parfois si de Foë savait bien qu’il écrivait le poème de la volonté anglaise et de l’orgueil anglais, quand il amenait progressivement ce naufragé solitaire à la condition d’un seigneur suzerain, quand il le montrait tirant de sa seule industrie les élémens de la civilisation, dominant à son tour la nature qui l’avait écrasé et les hommes qui l’avaient menacé. L’intention de l’écrivain n’est pas douteuse. C’est bien le triomphe de la volonté qu’il entendait peindre, je n’en retiens d’autre preuve que cette réflexion de son héros : « Sans l’appréhension des sauvages, j’aurais entrepris ce travail, et peut-être en serais-je venu à bout, car j’abandonnais rarement une chose avant de l’avoir accomplie, quand une fois elle m’était entrée dans la tête assez obstinément