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homme, d’esprit fort large. Chose prodigieuse, les deux théologiens s’entendent sur les points qui les réunissent et ils écartent les points qui les divisent; ils conviennent d’enseigner dans l’île aux sauvages, aux Anglais et aux Espagnols ensauvagés, un christianisme à la portée de tous, où les gens de toute communion se mouvront à l’aise. De Foë esquisse avec une parfaite bonne foi le type d’apôtre de ce missionnaire français, auquel il donne toutes les générosités du cœur, toutes les illuminations de l’esprit. A telles enseignes que Robinson finit par dire à son interlocuteur, en lui prenant la main : « Mon ami, je souhaiterais que tout le clergé de l’Eglise romaine fût doué d’une telle modération, et d’une charité égale à la vôtre. Je suis entièrement de votre opinion ; mais je dois vous dire que, si vous prêchiez une pareille doctrine en Espagne ou en Italie, on vous livrerait à l’Inquisition. — Cela se peut, répondit le bénédictin. J’ignore ce que feraient les Espagnols ou les Italiens; mais je ne dirai pas qu’ils en soient meilleurs chrétiens pour cette rigueur : car ma conviction est qu’il n’y a point d’hérésie dans un excès de charité. »

Non moins curieux est le catéchisme que Robinson fait à Vendredi d’abord, et plus tard aux autres Caraïbes. Ces gens adorent le grand vieillard Bénamuckée : quand ils veulent se le rendre favorable, ils vont sur la montagne et lui disent « O! », car ils supposent que ce dieu devine leur pensée. C’est tout leur culte. Robinson les amène à un christianisme latitudinaire, très simplifié pour leur usage. Cependant il a de la peine à réfuter quelques-unes de leurs objections, celles des femmes surtout, qui se montrent plus subtiles disputeuses.

C’est toujours l’existence du mal qui est la pierre d’achoppement, et aussi l’incarnation du mal dans le diable. Pourquoi le grand Bénamuckée des blancs tolère-t-il le diable? Or, Robinson tient beaucoup au diable. Qui ne se rappelle l’instant dramatique où le solitaire aperçoit pour la première fois l’empreinte d’un pied humain sur le sable de son île? Cet homme souffre par-dessus tout de la privation de société ; il n’avait la veille encore qu’un désir, retrouver des semblables; et la découverte de ce vestige l’emplit d’une indicible épouvante! Serait-ce un tour du Malin? « Je me demandais pourquoi Satan se serait incarné en un semblable lieu, sans autre but que celui de laisser une empreinte de son pied, ce qui n’était même pas un but, car il ne pouvait avoir l’assurance que je le rencontrerais. Je considérai d’ailleurs que le diable aurait eu pour m’épouvanter bien d’autres moyens que la simple marque de son pied, et qu’il n’aurait pas été assez