Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 131.djvu/685

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

catégorie de réformés n’ait demandé au libre examen d’émanciper sa raison que pour la réincarcérer aussitôt dans une geôle. Ce n’est pas eux qui abuseraient du principe. Étrangers à notre rage de logique, ils ne comprendraient même pas la forte argumentation d’un Bossuet sur les variations, si saisissante pour nous ; ils lui répondraient : « Une barrière nous gênait dans notre champ : nous l’avons repoussée à la limite de notre terre ; elle est aussi solide à cette nouvelle place, et nul d’entre nous ne songe à la franchir. » — En effet, on peut être certain que le scrupuleux Robinson s’en tiendra sa vie durant aux articles du Covenant et au sens littéral de sa Bible. Son formalisme nous fait parfois sourire ; il a sa grandeur, et c’est une force. Ne dirait-on pas une scène du camp des Têtes-Rondes, cette mutinerie à bord dans le golfe Persique ? Robinson menace les matelots de la juste rétribution du ciel : le maître d’équipage lui répond qu’il ne saurait appuyer ses censures d’aucun passage des Écritures et lui oppose le verset où il est dit que ceux sur lesquels la tour de Siloé tomba n’étaient pas plus coupables que les autres Galiléens. — La réception dans l’île des trois malheureux Anglais, arrachés aux mains des cannibales, est véritablement imposante par son caractère de gravité religieuse et patriarcale ; ces quelques hommes, jetés par des infortunes différentes dans ce désert, se reconnaissent compatriotes aux formules bibliques de salutation qu’ils échangent. Abraham ne reçoit pas autrement les envoyés célestes sur le seuil de sa tente.

La signification religieuse du Robinson est moins familière à notre public que les aventures du héros populaire ; nos éditions courantes, allégées de ses effusions et de ses dissertations, ne donnent pas la vraie physionomie du livre. C’est surtout par ce côté qu’il est le livre anglais, le fidèle miroir des millions d’hommes qui le lisent dans l’original, sur tous les rivages où des vaisseaux britanniques portent des gens de mer, des colons et des Bibles. Je n’ai garde d’étendre tout ce que j’en ai dit aux nombreuses variétés individuelles d’une race ; mais quand on aura fait, aussi larges que l’on voudra, les réserves nécessaires dans les généralisations de cet ordre, on m’accordera que le type modelé en pleine réalité par Daniel de Foë représente les caractères essentiels et spécifiques de sa nation ; qu’il en représente au moins les parties vivaces, pullulantes, celles qui ont entrepris et qui continuent sur toute la planète l’œuvre de conquête dont Robinson pourrait être le patron. Car il y a eu, il y a encore des myriades de Robinsons, poursuivant la même tâche avec les mêmes procédés, les mêmes sentimens. Il y a un Robinson partout où un