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dans l’État : n’ayant pas le mépris des apparences, il veut être et il veut paraître.

Mais croirons-nous que, comme le prétendent les journaux bismarckiens, il n’a secoué la tutelle d’un grand homme d’État que pour tomber sous le joug des conseillers occultes, et qu’une camarilla gouverne secrètement celui qui se flatte de tout gouverner? Les souverains qui se laissent conduire par leurs chambellans ou par des coteries sont en général des hommes de plaisir, qui, comme Frédéric-Guillaume II, pensent qu’on est mieux sur un trône que partout ailleurs pour s’amuser, et qui se déchargent sur leurs créatures du poids incommode des affaires. Guillaume II est aussi diligent qu’appliqué; il aime passionnément son métier, il a le goût des fardeaux, il les porte avec aisance, il regarderait comme son plus mortel ennemi l’homme qui lui proposerait de les porter à sa place.

Si les rois fainéans chargent leurs favoris de travailler pour eux, les rois irrésolus, indécis, hésitans, s’en remettent à la camarilla du soin de leur dicter leur thème et leur conduite. Frédéric-Guillaume IV passait sa vie à agiter les questions sans les résoudre, à discuter sans conclure; cherchant sans cesse sa volonté, il avait besoin que d’obligeans amis l’aidassent à la trouver et qu’on lui épargnât la fatigue de se décider. Assurément son petit-neveu n’est pas une âme timide et irrésolue, et je ne crois pas qu’il lui arrive souvent de chercher sa volonté. Diplomatie, guerre, marine, administration intérieure, cultes, enseignement public ou privé, il a ses idées personnelles sur tout. Il en a même sur une foule de sujets que les rois peuvent se dispenser d’approfondir et abandonner aux simples mortels. Littérature, théâtre, peinture, architecture, de quoi qu’il retourne, il juge, il décide, il tranche. Qu’on aime ou qu’on n’aime pas les airs que chante ce brillant oiseau, on ne le soupçonnera pas de répéter une leçon apprise : il les compose lui-même ou, pour mieux dire, c’est la nature qui les lui enseigne. Il n’est aucun des souverains d’aujourd’hui qui ait un caractère plus nettement tracé et qui le mette davantage dans ce qu’il fait et ce qu’il dit. Il est du nombre des hommes chez lesquels les qualités innées l’emportent toujours sur les qualités acquises, et on ne lui reprochera jamais de manquer de naturel; il en a tant qu’on lui reprocherait plutôt d’en avoir trop.

Parmi ses glorieux ancêtres, ceux dont, selon toute apparence, il envie le plus le sort sont les hommes de génie qui purent se passer de ministres et de conseillers secrets, et qui pratiquèrent le gouvernement personnel sans ménagement, sans artifice et sans mystère, à la face du soleil. Comme eux, il a dit plus d’une fois : « La loi, c’est ma volonté : Sit pro lege voluntas ! Sic volo, sic jubeo. » Mais il sent bien lui-même que cela n’est qu’à moitié vrai. Il est possible que le grand Frédéric