Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 131.djvu/697

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

trouvent dans ses discours aucun éclaircissement sur tel incident étrange qui fait travailler leur imagination, sur tel point obscur de sa conduite, sur telle crise ministérielle qui leur parait une énigme. Ces Allemands candides prouvent par leurs plaintes qu’ils comprennent bien mal le système de gouvernement par la parole qu’a inauguré Guillaume II. Le souverain parle pour instruire son peuple et quelquefois aussi pour lui ouvrir le fond de son cœur ; mais il ne lui doit point l’explication de ses actes, il n’a pas de comptes à lui rendre. Les nombreux discours de Guillaume II nous donnent une idée exacte de son caractère, de ses goûts et de ses dégoûts, de ce qu’il aime ou n’aime pas, de ce qu’il approuve ou désapprouve ; mais nous n’apprenons pas, en les lisant, pour quel motif il a remplacé M. de Bismarck par le général de Caprivi et M. de Caprivi par le prince Hohenlohe : ceci ne regarde que lui, c’est son affaire, c’est son secret. Chose bizarre, ce souverain qui parle est de tous les princes régnans celui que nous croyons le mieux connaître, et il est aussi le plus mystérieux. Il sait tout le prix d’un mot bien placé, il sait aussi le prix du silence, et il pratique avec une égale supériorité l’art de parler et l’art de se taire.

Un Anglais, qui a le goût des paradoxes hasardés, qui prend plaisir à avancer et à soutenir d’insoutenables propositions, était revenu récemment de Berlin; je lui demandai quelles impressions il en rapportait. « L’empereur, me dit-il, est un homme unique, et je l’admire beaucoup ; mais il faut se défier de lui, c’est un sauvage. » Je me récriai : comparer à l’homme des bois un souverain d’un esprit si cultivé, d’une instruction si variée ! — « Eh ! oui, reprit-il, c’est le plus cultivé, le plus civilisé de tous les sauvages, mais c’est un sauvage. » Et refusant de s’expliquer, il me laissa le soin de déchiffrer son rébus.

Il voulait dire peut-être que plus l’homme se civilise, plus il a de respect pour les conventions, pour les fictions ; que Guillaume II les méprise, qu’il est ce qu’il est, et qu’il ne faut pas lui demander de forcer son indomptable naturel. Pour la plupart des rois et des empereurs la parfaite correction est la première des vertus, et leur principale étude est de bien soutenir leur personnage, de se montrer en toute rencontre tels qu’ils désirent qu’on les voie : ce n’est pas à l’homme que vous avez affaire, mais au souverain ; l’homme ne sort pas de chez lui et n’est connu que de lui-même et de son entourage. Supposez un prince qui ait l’horreur du convenu, qui se montre toujours tel qu’il est, qui dise tout haut ce qu’il pense, qui ne se compose jamais selon les circonstances et les lieux, qui fasse part à ses sujets de toutes ses impressions, qui leur déclare sans détours ses sentimens et l’idée qu’il se fait de ses droits et de leurs devoirs : un Anglais qui n’aime pas les masques pensera faire son éloge en disant qu’il y a en lui un fond