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période de la réflexion, combien d’efforts, combien d’intelligentes recherches, combien de découvertes imprévues! En 1840 paraît à Berlin l’étude de Bellermann, Die Hymnen des Dionysios und Mesomedes ; en 1847, à Paris, une notice très remarquée d’un savant français, Vincent, sur Trois manuscrits grecs relatifs à la musique; en 1865, à Leipzig, le considérable et superbe travail de Westphal, Geschichte der älteren und mittelalterlichen Musik, suivi bientôt de sa Metrik der Griechen; vers la même époque, l’Histoire de la Musique, d’Ambros, plus tard corrigée et développée dans une seconde édition. Enfin, en 1875, ce sont les deux gros volumes de M. F.-A. Gevaert, Histoire et théorie de la musique dans l’antiquité, ouvrage sans précédent, véritable monument de science et de divination historique, complété encore tout récemment par un troisième livre non moins précieux : La Mélopée antique dans les chants de l’Eglise latine (Gand, 1895 ).

L’homme éminent à qui nous devons cette admirable reconstitution de plus de quinze siècles d’histoire artistique, M. Fr.-Aug. Gevaert, est un Belge des provinces flamandes. Fils de paysans, n’ayant guère jusqu’à l’adolescence quitté son village natal, servant de messe, enfant de chœur, sans doute son âme s’est à jamais imprégnée d’une atmosphère toute spéciale, faite d’encens et de musique pieuse. C’est par un morceau religieux, une messe à trois voix, qu’il a débuté dans la carrière de la composition musicale. Et lorsque plus tard, en 1871, l’auteur de tant d’opéras applaudis, du Diable au Moulin, du Capitaine Henriot, de Quentin Durward, fut nommé directeur du Conservatoire de Bruxelles, en remplacement de Fétis, grande fut la surprise de ses amis de le voir brusquement renoncer à tout succès de composition pour s’occuper tout entier d’histoire et de théorie musicale. Il apprend toutes les langues, recherche, rassemble, classe, compare tous les documens du passé. Et un jour enfin, la chanson des souvenirs résonnant en lui plus nette et plus pressante, il se demande s’il n’est pas possible de retrouver dans les chants de l’antiquité grecque l’origine de ces mélodies dont s’est nourrie son enfance, et que les fils de paysans, comme il le dit lui-même, sentent bien plus vivement que les citadins. Il se met au travail, consacre dix années à préparer et à mettre au point les deux premiers volumes de la Musique dans l’antiquité, ouvrage de poète et de penseur en même temps que de sévère historien ; et durant dix années ensuite il amasse les élémens de son troisième volume, cette Mélopée antique qui forme la conclusion et comme le couronnement de son œuvre. Et voici que, grâce à lui, la brume se dissipe ; voici que le monde musical ancien surgit devant nous dans sa pleine lumière ; et que là-bas, tout au fond de l’immense plaine, se laissent entrevoir les sources mêmes du fleuve sacré.