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était jadis renommée pour sa force et pour sa taille. Aujourd’hui les conseils de révision constatent une diminution rapide de la taille et de la vigueur; et ils attribuent avec raison ce résultat aux progrès extraordinaires de l’ivrognerie non seulement parmi les hommes, mais aussi parmi les femmes. Alors qu’on lutte avec succès contre le mal en Suède, en Suisse, en Allemagne, aux Etats-Unis, par une législation sévère, par le monopole de l’alcool, laissera-t-on la plaie se généraliser en France?

L’affaissement de la volonté, chez un peuple, dépend en grande partie de l’affaissement du système nerveux et musculaire; or celui-ci, à son tour, dépend beaucoup des mœurs plus ou moins relâchées. Comme l’ivrognerie, la débauche a un contre-coup fatal et produit la déséquilibration rapide d’un peuple. On ne saurait donc trop blâmer le relâchement actuel des mœurs, la liberté abusive laissée à la presse licencieuse, aux spectacles démoralisateurs, à l’étalage du vice sous toutes ses formes. On peut même dire qu’en général tout ce qui excite les passions chez un peuple, de quelque nature qu’elles soient, est dangereux. Il y a en effet beaucoup de sentimens et de penchans qui gardent un caractère indéfini, tant qu’ils n’ont l’idée ni d’eux-mêmes ni de leurs objets. L’exemple classique, c’est le vague désir qui s’éveille chez le jeune homme ou la jeune fille quand est venu l’âge de l’amour :


Voi che sapete che cosa è amar...


Qu’un mot révèle le sentiment à lui-même, le définisse en définissant son objet, aussitôt la passion acquiert, avec cette expression intérieure et intellectuelle, une force d’expression extérieure et volontaire qui peut devenir presque irrésistible. On sourit des « formules », mais formuler une passion, une tentation, c’est lui donner à la fois un esprit et un corps ; c’est la faire passer de l’état de penchant obscur à l’état d’idée claire. Qu’est-ce donc si, non content de la « formuler », on l’excite encore de toutes les manières. Les passions, dont la prépondérance est en raison inverse de l’énergie volontaire, ont une grande influence sur le caractère national, car elles transforment héréditairement les poumons, le cœur et le cerveau. On sait, en effet, que toute émotion s’accompagne de mouvemens plus ou moins désordonnés dans les viscères, dans la circulation sanguine et surtout dans ce qu’on pourrait appeler la circulation nerveuse. De là une plus ou moins grande déséquilibration physique, en même temps que psychique, avec abaissement consécutif de l’énergie vitale et volontaire. Toute surexcitation aboutit nécessairement à la dépression. Il en résulte des générations de plus en plus nerveuses, toutes prêtes,