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avait reconnu sa culpabilité, mais il y avait affirmé, une dernière fois, que l’ordre d’exécuter le massacre émanait de Brigham Young. Celui-ci protesta énergiquement, comme il l’avait fait précédemment, contre cette accusation renouvelée au seuil de la tombe. Peut-être, en dépit de ses dénégations, eût-il été appelé ultérieurement à donner la preuve de son innocence, mais s’il était coupable, il échappa à la justice des hommes: il mourut en effet du choléra, quelques mois plus tard, le 29 août 1877.



En terminant le récit de cet épisode détaché de l’histoire des Mormons, il convient de constater que, si le mormonisme existe encore aujourd’hui, il a été fort amendé... au moins en apparence, et a cessé d’être un danger.

Progressivement, le Congrès a ramené à des proportions compatibles avec la morale la somme de liberté accordée aux Saints du dernier jour, pour se conformer aux prescriptions de leurs lois religieuses.

Ces réformes ont naturellement rencontré une violente opposition chez les intéressés, mais, — et le fait étonnera peut-être, — elles ont aussi été vivement combattues, aux Etats-Unis, par un grand nombre d’esprits éclairés qui, malgré leur peu de sympathie pour les coreligionnaires de Brigham Young, pensaient que toute immixtion dans les affaires de l’Eglise, fondée par Joseph Smith, risquerait de porter une atteinte au principe fondamental de la liberté des cultes, inscrit dans la Constitution. A Washington, un groupe important parmi les législateurs partageait si bien cette opinion que la loi mettant fin à la polygamie, devenue exécutoire en 1887, — qui révisait la loi de mars 1882, édictée elle-même pour remplacer celle de 1862, restée sans effet, — n’a été votée au Sénat que par 37 voix contre 13; il y a eu 26 abstentions, et elle a passé sans recevoir l’approbation du président des Etats-Unis. C’est là un nouvel et intéressant exemple de ce profond respect de la Constitution qui, ainsi qu’on l’a déjà fait remarquer, distingue le peuple américain ; c’est aussi la preuve de l’existence de ce sentiment si vif de la liberté, en quelque sorte inné chez lui, mais trop rare chez nous, qui apprend à chacun à respecter les opinions d’autrui.


LOUIS DE TURENNE.