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l’inspiration, devine au contraire ce qu’elle a pour lui de plus nécessaire. Et la compréhension qu’il en a est d’une étendue infinie, et c’est une compréhension où ne saurait atteindre l’effort le plus vaste de l’intelligence abstraite. Ce que l’artiste comprend de la nature, en effet, c’est « l’essence même des choses, sous la variété de leurs rapports. » — « Il jette un cri : et dans le cri qui lui répond, c’est lui encore qu’il retrouve. Il perçoit, dans le sentiment artistique, ce que lui ont caché les distractions de la vie ordinaire, à savoir que son être intime ne fait qu’un avec l’être intime de toutes choses. » Et comme Wagner, suivant ses propres paroles, « ne cherche partout que la vie », voici la conclusion qu’il tire de sa théorie de la connaissance artistique : « La science, dit-il, si haute qu’on la conçoive, ne saurait jamais être appelée à agir directement sur l’âme d’un peuple ; son rôle se borne à couronner une civilisation déjà établie; tandis que l’art, au contraire, a pour mission d’instruire le peuple, de former son âme. » La connaissance artistique apprend à l’homme à connaître la nature et à se connaître lui-même. Et, comme le disait Novalis, « seul l’artiste peut deviner l’énigme de la vie. »

Mais il importe de noter ici un point du plus grand intérêt. Cette haute portée qu’il assigne à l’art, Wagner ne l’assigne pas à un art égoïste, individuel, isolé, né de la fantaisie personnelle, à l’art de luxe qu’est notre art d’à présent, destiné seulement à satisfaire les caprices d’esprits raffinés. Pour devenir l’éducateur d’un peuple, l’art doit d’abord sortir de ce peuple même : il doit être un art général, collectif, répondant à des besoins artistiques communs. « Le véritable besoin d’art ne peut être qu’un besoin collectif », lisons-nous dans Art et Climat; et un chapitre de l’écrit l’Œuvre d’art de l’avenir porte en épigraphe : « Le peuple, force efficiente de l’œuvre d’art. » Dans un autre endroit du même écrit, Wagner nous dit plus expressément encore que, « pour que l’artiste crée une œuvre grande et vraiment artistique, il faut que nous tous nous y collaborions avec lui. La tragédie d’Eschyle et de Sophocle a été l’œuvre d’Athènes. » Wagner, on le voit, a repris la pensée de Gœthe : « C’est l’ensemble des hommes qui seul peut connaître la nature, et lui seul peut vivre ce qu’il y a dans la vie de purement humain. » Mais ici encore, Wagner ne s’en tient pas à une simple constatation théorique : il en conclut que c’est à l’art qu’incombe la mission de dégager, de la diversité des apparences et du conflit des intérêts, cette connaissance commune et cette vie commune qui seules pourront sauver l’humanité et rendre le monde « supportable ». Et voilà ce qu’il veut dire, lorsqu’il place « la rédemption de la science dans l’art » et « la rédemption de l’homme de l’utilité dans