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et c’est une nouvelle, les chatons de saules ont éclaté. Du haut en bas des branches, des luisettes, — un nom qui dit bien la lueur argentée des feuilles, — des houppes d’étamines, de petits bonnets-à-poils en soie fine, se sont accrochés. » Il reconnaît la date de l’année à la parure de la terre, « la renoncule d’eau étant fleurie et les coucous-pelote pas encore. » Hélas ! savons-nous même comment est faite la renoncule d’eau et ce que c’est que le coucou-pelote ? Il distingue l’heure du jour aux bruits qui viennent de la campagne : « Des bruits se croisent : appels des coqs dans les fermes et des merles dans les fossés, roulemens de chariots, jappemens des chiens qu’on détache, voix qui partent des maisons vers les hommes attardés au loin, un pas qui sonne on ne sait où et que bientôt l’herbe étouffe. » Il sait l’époque où reviennent les oiseaux de passage chassés par le froid, et reste éveillé la nuit pour guetter leur retour. A courir ainsi de droite et de gauche, on se fait des relations : il en a dans les fermes et dans les maisons des paysans. Même il en a d’un peu compromettantes. Il a des amis dans la bohème des campagnes, parmi les irréguliers, braconniers de terre ferme et braconniers des marais, preneurs de rats, meneurs de loups, taupiers un peu sorciers, faiseurs de métiers qu’un bon chrétien n’avouerait pas. Ceux-là par tout l’inconnu de leur vie appartiennent à la légende. Ils sont les témoins de choses inquiétantes. « Aux heures crépusculaires, dans les vallées que traverse une rivière, quand les derniers rayons meurent au couchant, avez-vous entendu le bruit d’un battoir sous les aulnes ? Vous avez passé. Eux se sont approchés. Ils ont reconnu dans l’ombre la lavandière maudite, la fille qui a étranglé son enfant, et qui lave, chaque soir, le même lange inutile. Vit-elle ? est-elle morte ? Qui peut savoir ? Elle bat son linge, et sa compagnie est mauvaise. » Mauvaise encore l’apparition des « demoiselles de l’eau » qui se lèvent sur les étangs habillées de robes de brouillard. Ceux qui fréquentent ce monde des apparences fantastiques, on les redoute, et malgré tout on se sent attiré vers eux. On écoute d’étranges récits où ils sont mêlés. Peu à peu on devine qu’au delà de leurs formes sensibles les choses ont un inconnu, un mystère dont l’atteinte à de certaines heures nous laisse tout frissonnans. — C’est ainsi que, par ses émotions, par ses spectacles, par toute son atmosphère, la campagne natale formait la sensibilité du futur écrivain et lui mettait au cœur la « douceur angevine ».

M. René Bazin est resté fidèle à sa province. Il habite cette aimable ville d’Angers. Quand il s’en éloigne, c’est pour courir la France, c’est pour voyager une fois en Sicile, une fois en Espagne. On ne le rencontre guère sur nos boulevards. Ce n’est pas qu’il ait contre Paris aucun préjugé ni qu’il ne sache apprécier comme il convient l’air de notre société et la qualité de nos divertissemens. Mais il se rend compte