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maître, était venu le visiter et le suppliait de suspendre son travail : « Hélas ! murmura-t-il, je n’ai pas de temps à perdre si je veux tenir ma promesse. Triste, misérable ouvrage ! Dieu sait comment la postérité le jugera. Ils me l’ont payé dix ducats et je crois fermement qu’il ne vaut pas dix baiocchi ! » Il eut du moins la consolation de le terminer. D’une main que glaçait l’agonie, il écrivit encore pour le violon, pour son instrument bien-aimé, l’admirable ritournelle du Quando corpus morietur. Puis il mourut et fut enseveli sans pompe dans la cathédrale de Pouzzoles. On y voit son tombeau, sur lequel on aimerait à lire le salut de Voltaire à Vauvenargues, cet autre mort jeune et charmant : « Adieu, belle âme et beau génie ! »


II

L’œuvre de Pergolèse se partage tout naturellement en ses deux chefs-d’œuvre : la Servante maîtresse et le Stabat Mater. L’un et l’autre sont du même génie, mais le second est d’une âme changée, émue et attendrie par la souffrance. Essayons de marquer ce passage ; allons, ou plutôt élevons-nous, comme fit Pergolèse lui-même, de l’ironie à la pitié, du rire à la prière et de la terre au ciel.

Deux fois admirable est la Servante maîtresse. Elle l’est d’abord extérieurement par l’esprit, le mouvement et la clarté, par la vivacité et la verve, par la jeunesse, une insolente et triomphante jeunesse. Elle l’est encore, et plus au fond, par l’observation morale et l’étude des caractères. C’est une merveille de musique dramatique et de psychologie musicale à la fois. De ce petit intermezzo[1] comme d’un germe, d’une goutte de vie, sont nés l’opéra-comique français et l’opéra-boulle italien. Chacun des deux genres est en quelque sorte une dilution de l’œuvre essentielle de Pergolèse, et ce que tous deux ont gagné en étendue, ils l’ont peut-être perdu en profondeur. Auprès de la Servante maîtresse il arrive que le Barbier de Séville semble superficiel, la Dame blanche sentimentale et le Domino noir vaudevillesque. Une force existe en cette opérette de génie, que nulle part ailleurs on ne retrouve ainsi ramassée et intacte. Et cette force a quelque chose de primitif et de rude, parfois même une sécheresse, une âpreté, qu’en France comme en Italie la mélodie bientôt dépouillera.

  1. On appelait ainsi en Italie des ouvrages légers et comiques qui se jouaient entre deux actes d’un opéra sérieux « per sollevare l’uditorio dalla soverchia attenzione ».