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ténor un peu replet qui joue le sergent de Biscaye soupirait sa romance, je revoyais en rêve la vierge fille de Priam, la Troyenne regrettant sa patrie.

Voilà d’aimables détails ; le voilà, le talent, épars en paillettes fines et qu’il était juste de recueillir. Et pourtant l’autre partition, l’italienne, l’emporte encore, l’emporte toujours. A peine ébauchée, et par la main d’un ouvrier, non d’un maître ; œuvre d’instinct plutôt qu’œuvre d’art, elle était du peuple, mais elle était vivante. Qu’elle semble pâle, la Navarraise, auprès de sa sœur de Sicile ! Dès les premières scènes de l’un et de l’autre drame, comparez Anita s’informant d’Araquil à Santuzza qui cherche Turridù. Sur les lèvres de l’héroïne de M. Massenet la musique s’éparpille en notes vagues, en intonations hésitantes ; du fond de l’âme de Santuzza elle jaillissait en mélodie ardente. « Mamma Lucia! » J’entends encore ce cri, j’entends la phrase douloureuse qui s’ensuivait. Du dénoûment aussi je me souviens, et de certain lamento de Santuzza trahie. Mais surtout je n’oublierai pas la sicilienne du début, la farouche et poignante sérénade. Non ce n’est pas du talent qu’il y avait en tout cela. L’œuvre était grosse, grossière même; elle vous prenait par les nerfs et non par l’esprit; mais les pages que nous venons de rappeler y faisaient du moins quelques taches éclatantes, des taches de soleil et de sang.

Il convient d’ajouter que ce sujet de la Navarraise était contraire non seulement à la nature de l’artiste, mais à la nature et aux lois fondamentales de l’art. L’action extérieure et matérielle, l’action hachée, haletante et frénétique, tue la musique, ou plutôt ne lui permet pas même de naître. Ce que la musique veut, et ce dont elle vit, c’est l’action encore, mais intérieure et morale; c’est le sentiment, la passion, et non les faits. — Ces vérités sont banales. Pourquoi faut-il les rappeler à un maître qui jadis leur était fidèle, et qui moins que tout autre est excusable de les trahir? Le musicien de Manon, de Werther, était si naturellement désigné pour demeurer, pour devenir toujours davantage le plus intime de nos musiciens ! En ces deux ouvrages, dans le dernier surtout, comme il s’était arrêté, sans pourtant s’y attarder jamais, à l’étude mélancolique des âmes! Là-bas que d’aperçus ingénieux et parfois quelles vues profondes ! Mais ici quelle extériorité et quelle précipitation! Il est étrange de voir un tel sujet réduire à ce degré de gêne, d’impuissance même, le compositeur malavisé qui l’a choisi. Hormis un de ces courts dialogues que nous signalions plus haut, le second tableau de la Navarraise ne renferme peut-être pas dix mesures qui soient de la musique. Devant le drame lancé à fond de train, le musicien n’a plus qu’à s’effacer, heureux encore s’il arrive à piquer çà et là, sur un mot ou sur un geste, quelques notes de hasard et comme de raccroc, un accord, un trémolo, des cris