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c’était même l’exposer, dans cette tombe sur laquelle personne ne veillerait, à se sentir un jour réveillée de son sommeil et rejetée à la surface du sol par le fer de la charrue. Emu de ces dangers, on aurait voulu se ménager le moyen de défendre contre toute profanation les restes des êtres chéris, et, ce moyen, on l’aurait trouvé dans la crémation. Un vase où seraient renfermés les ossemens calcinés du défunt, on pourrait toujours, de campement en campement, l’emporter avec soi, jusqu’à l’heure où, parvenue au terme de ses pérégrinations, la tribu confierait enfin ce dépôt à une terre qui lui appartiendrait en propre[1]. C’est de ce sentiment que se serait inspiré l’auteur de l’Iliade quand il fait proposer par Nestor de brûler sur un même bûcher les corps de tous les guerriers qui venaient de succomber dans la première bataille et de réunir ensuite leurs cendres sous un même tertre, « afin, dit-il, que, lorsque nous retournerons dans notre patrie, nous rapportions aux enfans, chacun pour sa part, les os des pères[2]. » Par malheur, ces deux vers paraissent n’être qu’une interpolation, due à un rhapsode qui aurait eu souci d’expliquer pourquoi les Grecs auraient entrepris un si grand travail. La raison qu’il en donne est des plus gauches. Tous ces ossemens se mêleront sur le bûcher et dans le tombeau : comment ensuite, au moment du départ, reconnaître, dans ce charnier, ceux de tel ou tel mort ? C’est ce qu’Aristarque, souvent si judicieux, avait très bien senti. Ces vers, il les effaçait comme suspects. Nulle part d’ailleurs, en aucun autre endroit îles poèmes homériques, on ne trouve la moindre trace de cette préoccupation. Quand Agamemnon, voyant son frère blessé par la flèche de Pandaros, se reproche de l’avoir exposé à la mort, en concluant la trêve si tôt violée, c’est sous les murs de Troie qu’il se le représente couché dans la terre, alors que les Achéens seront retournés en Grèce, et il se figure les Troyens venant prodiguer l’insulte à la tombe du héros[3]. Agamemnon aurait cependant pu charger sur son navire l’urne qui aurait contenu les cendres de son frère[4]. Achille parle de

  1. Helbig, l’Epopée homérique expliquée par les monumens, traduction française de M. F. Trawinski, avec une introduction, par M. Collignon, in-8o ; Didot, 1894.
  2. Iliade, VII, 335-336.
  3. Iliade, IV, 169-177.
  4. L’observation est d’Erwin Rohde (Psyché, Seelencult und Unsterblichkeitglaube bei den Griechen, 1894, in-8o, p. 28.) Nous ne saurions trop recommander la lecture de ce livre, un des plus riches eu idées et des mieux composés qui aient paru depuis longtemps en Allemagne. La théorie qu’il y expose ne diffère pas très sensiblement de celle que nous étions arrivé à nous former par nos propres réflexions, avant d’avoir lu cet ouvrage, auquel nous avons emprunté plus d’une remarque utile et judicieuse.