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bête, qui ne mérites point une femme aussi sage et vertueuse que moi. Oui, j’aime un prêtre et bien à tort, car c’est toi-même, prêtre postiche. Reviens à toi : prends garde qu’on ne se gausse à tes dépens et renonce à cette veillée « solennelle » de chaque nuit : je te le jure, si je voulais te tromper, cela ne me serait pas difficile et tu ne t’en douterais pas. » La leçon était dure ; elle fut efficace. L’époux se guérit comme par enchantement de ses soupçons trop fondés ; Philippe n’eut plus à courir sur les toits « à la façon des chats », car la maison lui fut ouverte et la bonne dame mena désormais la vie la plus libre et la plus joyeuse du monde.

Du Novellino et de Francesco da Barberino à Boccace, des vieux contes scolastiques et des fabliaux au Décaméron, nous sommes assurés que la transition n’est autre que le passage du moyen âge à la Renaissance. C’est bien la grande crise historique, précoce à la fois et d’un progrès continu, chez les Italiens, tardive et presque subite dans la civilisation et la littérature de la France. Les sèches moralités des clercs, les récits sommaires du Novellino, écrits en vue du mot ingénieux, de la ruse divertissante, de la grave sentence philosophique que le scribe florentin se propose de mettre en pleine lumière, les paraboles du notaire Barberino, qui veut inspirer l’amour de la vertu même par la crainte du diable, les triviales et bouffonnes aventures d’alcôve de nos trouvères se transforment en une œuvre d’art très diverse, animée par le spirituel et léger naturalisme florentin, où tous les traits ont été choisis, aiguisés et accumulés pour donner au lecteur une sensation vive de réalité humaine. Ce livre n’est ni un bréviaire, ni une éthique, ni une Disciplina, ni un Castoiement, mais un tableau de la vie italienne. Ce n’est pas la faute du conteur si cette vie n’est pas toujours pure, si elle apparaît parfois scélérate et comme empourprée de sang. Il nous invite à jouir de son théâtre, tantôt comique, tantôt tragique, afin de nous distraire des ennuis quotidiens, de même qu’il convie les belles dames de son Prologue à une villégiature riante et chantante, loin des tristesses désespérées de Florence. C’est à nous seuls de tirer de ses contes l’impression morale, bonne ou mauvaise, dont il se soucie assez peu. Allons d’abord à sa comédie. Les honnêtes gens peuvent y entrer sans crainte. Il est, en effet, très facile de n’assister qu’aux scènes qui ne sauraient chagriner les délicats, ou même de ne point attendre, pour sortir sans bruit de la salle, que les murmures des spectateurs vertueux forcent l’impresario à baisser le rideau.


Émile Gebhart.