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philosophique ; car cette discontinuité des objets, sur laquelle son talent se jouait et se mesurait, apparaîtra nouvelle et douloureuse à son esprit. Il conclura trop vite que les scènes dépeintes sont radicalement incohérentes et qu’elles échappent à tout gouvernement rationnel. C’est rester à mi-chemin de la vérité ; c’est ne pouvoir s’élever d’analyse en synthèse, et c’est nier l’existence de l’eau sous prétexte qu’au fer rouge elle se décompose en oxygène et en hydrogène. Plus d’un noble esprit est tombé dans cette faute commune, et même Goethe est le seul que Dragomirow en absolve complètement. Victor Hugo, dont il ne parle pas, l’a tout particulièrement commise, en s’adonnant à ce raisonnement antithétique qui n’était qu’un don visuel exploité par la plume et réduit en procédé.

La justesse de ces aperçus va se vérifier devant nous, car nous ne pourrons rappeler les thèmes sur lesquels s’exerce l’exégèse de Dragomirow sans faire en réalité comparaître Tolstoï. Mais exposons ces thèmes avant toute chose.


Refaire ce peu de chemin à travers l’ouvrage, c’est accompagner ce délicat témoin, de bonne heure frappé de la tristesse qui sera propre aux penseurs de ce siècle, — le prince André. Avec quelle habileté, avant de le livrer à l’orage des événemens et des passions, Tolstoï l’a choisi et préparé comme le réactif le plus sensible et le mieux approprié aux milieux dans lesquels il veut le plonger, chaque page du livre le raconte. Pourtant, quelque soin qu’il ait mis à composer cette âme, Tolstoï a négligé un détail, pour lui secondaire et pour nous important, — l’éducation militaire du personnage. Une note du commentateur permet de réparer l’omission.

A l’époque où le prince André est entré au service, le patrimoine purement russe des traditions militaires créées par Roumianetz et Souvarow tombait en déshérence ; c’est à peine si quelques vieux officiers pratiquaient encore par habitude une doctrine qu’ils n’osaient plus transmettre. Le reste de l’armée s’adonnait à la manie prussienne. André Bolkonsky a donc connu de bonne heure ces manœuvres frédériciennes qui consistent perpétuellement à s’avancer en colonne à distances entières, à former la ligne déployée, puis à marcher en bataille après le déploiement. Une régularité parfaite et, comme on dit, « une propreté entière », sont exigées durant l’exécution de ces mouvemens ; les moindres fautes, d’une section qui arrive avec un retard infinitésimal, d’un rang qui perd son alignement, irritent jusqu’à la démence des chefs dont le contrôle brutal échappe lui-même à tout contrôle.