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dénoûment apparaissent avec évidence ; le général comprend « qu’il faut aller là » ; et sa volonté foudroyante suit le rapide éclair de son intelligence. C’est alors Bagration qui descend de cheval pour marcher devant ses bataillons et qui, marchant avec eux, dit qu’il marche « avec Dieu ».

Ainsi, pour Tolstoï, l’armée est une masse inorganique ; pour Dragomirow elle est un organisme à mille têtes. C’est la contradiction profonde de l’artiste et du penseur. Pour mesurer cette différence radicale de leurs points de vue, risquons ici un symbole emprunté à la physique. La convergence des énergies militaires vers la volonté d’un seul peut se comparer au groupement des rayons lumineux qui traversent une lentille ; ces rayons concourent vers un certain point, s’y coupent, puis s’écartent. Si l’on place l’œil un peu en deçà de ce foyer, on recevra les rayons venus de la lentille ; si on le place au-delà, on apercevra à la fois le foyer et la lentille. Ainsi, Tolstoï ne voit que la troupe, et Dragomirow la voit à travers le général. De ces deux points de vue, choisissons celui qui manifestement embrasse l’ensemble des choses : rangeons-nous du côté du penseur et demandons-lui cette synthèse dont c’est la gloire de l’artiste de demeurer à jamais incapable.

La guerre est un fait éternellement commun à toute humanité[1] et contre lequel tous les appels à la raison ne serviront de rien. Préparée par les différences d’idées et d’intérêts qui séparent les nationalités, déclenchée par les ressorts de la politique, elle se fonde psychologiquement sur cet instinct combatif qui perpétue au cœur de l’homme la loi primitive de la lutte pour la vie. Or, quel est le problème premier de la guerre, réduite ainsi en un chapitre de morale positive ? Assurément, l’étude de cette conscience humaine qui doit agir sur le champ de bataille, au milieu d’une foule armée, dans une atmosphère de danger. Et pourtant, depuis plus de deux cents ans que des gens cultivés se livrent tant et de si terribles guerres, ce problème n’est pas encore résolu. C’est que les militaires n’ont pas perdu l’habitude de se donner pour des héros, soit qu’ils veuillent simplement passer pour insensibles à la peur, soit que, posant dans le rôle suprême de Jupiter assemble-nues, ils dérobent aux regards des mortels le procès de leur entendement, les mobiles de leur

  1. Dragomirow se tient à cette conception simple et positive de la guerre, et ne professe pas sur le sujet l’enthousiasme métaphysique qui est de mode eu certaines contrées d’Europe. Que le glaive soit l’outil propre du Germain, il se peut ; mais cette antienne allemande ne se traduit pas aisément en russe, la charrue va mieux à la main du Slave.