Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 132.djvu/169

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

entre les mains une merveille de fusil à magasin, et tout autour de moi dansaient des milliers de cartouches. Je n’avais pas pressé la détente qu’une de ces cartouches descendait du ciel et venait se placer d’elle-même dans son logement. Je ne saurais dire combien ce spectacle nie réconfortait ; — maintenant, pensais-je, je ne crains plus rien ni personne ; tout ce qui m’approche est mort.

« Cette belle résolution à peine formulée, j’aperçois sur l’horizon un ours qui semble chercher quelque chose.

« Je n’hésite pas une minute ; j’ajuste et lui envoie un coup de fusil. L’ours, comme s’il attendait ce signal, se tourne de mon côté et marche droit sur moi. Je tire et retire sans relâche ; à moi seul je fais une fusillade infernale. La bête — est-elle ensorcelée ou, comme une bête qu’elle est, n’a-t-elle point conscience du danger ? — s’avance de son pas tranquille. Je veux fuir : les jambes me refusent tout service. Je tire avec rage : le monstre se rapproche de plus en plus, je vois grandir son énorme silhouette. Mes mains se raidissent, un tremblement nerveux secoue tous mes membres ; pourtant je rassemble encore une fois mes forces et — je tire, — mes bras retombent, ma carabine se tait ; l’ours, dressé sur ses pattes de derrière, vient à moi. Nous voilà face à face ; j’entends la lourde respiration de l’animal et je sens son souffle sur mon visage. O terreur ! il me montre ses dents cruelles, et une voix, une voix humaine, ironique, sarcastique, sort de cette gueule terrible : « Eh bien ! et après ? gros nigaud ! va donc jouer aux osselets et ne touche plus aux armes à feu. Est-ce qu’on ne t’a pas appris dans ta jeunesse que la fortune ne sert de rien aux imbéciles ? Tu l’apprends aujourd’hui à tes dépens. »

« Je m’éveillai, cette gueule bâillait encore sur moi ; et dans l’air, ces cartouches, toujours ces mêmes cartouches dansaient, s’entre-choquaient, se précipitaient.

« Eh oui ! la fortune ne sert de rien aux « imbéciles »… au contraire ! Et c’est la morale de la fable. Nos fils de famille, — les enfans de la civilisation moderne, — auront la bonne fortune de tenir entre leurs mains des instrumens de plus en plus perfectionnés, mais si on leur répète trop souvent qu’avec cette arme merveilleuse ils peuvent se débarrasser à distance de leur adversaire, si on ne les convainc pas qu’au contraire ils le mettront sûrement à bas le jour où ils auront le cœur d’aller le regarder dans les yeux, alors on les verra plus désarmés, plus stupides devant l’ours avec leur magnifique fusil qu’avec la hallebarde de leurs ancêtres[1]. »

  1. Extrait de la Revue militaire de l’Étranger, année 1883.