Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 132.djvu/171

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en paroles ce qu’ils ne savent qu’en actes ; de là l’incohérence de leur discours ; mais qu’on vienne à compléter l’expression de leur pensée, et leur logique se trouve restituée dans toute sa réalité et sa pureté. La Science de vaincre, ce catéchisme écrit par Souvarow pour les troupiers de son armée, a justement ces défauts extérieurs et ces qualités secrètes : « Force à travers les abatis ; comble les trous-de-loup ; cours vite ; franchis la palissade ; jette-toi dans le fossé ; pose ton échelle… » Voilà des commandemens décousus ; ils sont clairs cependant pour un homme exercé chaque matin à l’assaut d’une même redoute. Qu’on sache donc que l’homme du peuple raisonne et raisonne juste. Qu’on observe que la conscience du soldat a particulièrement droit à sa nourriture, car celui-là accomplit plus souvent la volonté des autres que la sienne propre. Ces hommes, plantés dans la cour d’une caserne et qui décomposent le pas sur place, sans savoir pourquoi ni comment, ne font-ils pas pitié ? Qu’ils comprennent au moins à quoi sert ce pas, soit : à la marche parallèle des individus qui composent le rang. Pour cela, prenez-en deux, mettez-les l’un derrière l’autre, et faites-leur voir comment, s’ils s’en vont à la mode de leur village, le numéro 2 rabotera les talons du numéro 1. Ces réponses simples aux pourquoi du soldat satisfont son instinct de curiosité et nourrissent son intelligence : Il perd peut-être par là la foi aveugle qu’il aurait eue dans la vertu d’un commandement, mais c’est pour donner à ce commandement une autre efficace, venue de la confiance que le chef inspire. Cette confiance est bien le meilleur ressort de discipline, et le seul qui vaille en guerre. Ceux qui ont vu des affaires ne contrediront pas ceci.

C’est à peu près dans ces termes que le grand pédagogue militaire ramène le mot discipline à son sens étymologique, lequel rappelle la maison d’école et se rattache à une idée d’enseignement. Poursuivant cette analogie, il dit que l’officier est en somme un magister : ce magister montre d’abord l’alphabet (c’est l’instruction individuelle) ; puis il apprend à épeler des mots (instruction d’ensemble) ; enfin, il fait lire des combinaisons de mots, des phrases (instruction tactique). Arrivons donc, comme y parvient le soldat qui connaît ses lettres, au syllabaire et au rudiment.

Le syllabaire, c’est l’ensemble des travaux par lesquels se forme l’unité collective, c’est, dans la langue de Dragomirow, la préparation de la compagnie au combat. Deux phases dans cette préparation, et qui rappellent justement la distinction posée plus haut entre l’obrazovanié et le vospitanié : d’abord des exercices exécutés suivant la lettre du règlement, exercices purement théoriques par lesquels la troupe apprend à se développer, à se plier