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Nicolaiévitch et le général Skobelev ; celui-là, très impatient de voir pour la première fois le feu, celui-ci, à qui pèse sa disponibilité, heureux de s’offrir comme aide de camp à son ami Dragomirow. Tous deux assistent à l’installation des trois batteries qui vont veiller sur le fleuve et répondre peut-être aux monitors turcs : ces poissons de proie auraient vite mangé le fretin des embarcations russes. Le général, lui, se tient à la pointe de l’îlot ; ayant tout prévu, il a donc fini de commander, et maintenant, il s’écarte ; il veut montrer par un instant d’absence jusqu’à quel point il a confiance.

Confiance en eux, oui ; mais confiance en soi ?… Les eaux sombres s’épanchent à ses pieds sous la nuit d’été ; il mesure de l’œil les hauteurs de Sistova. C’est plus qu’un passage, c’est une traversée, et que sait-on que l’on trouvera de l’autre côté ? Pas d’exploration possible, au-delà d’un obstacle pareil ; on dirait d’une armée française partant de Boulogne pour descendre en Angleterre. Tout a été préparé conformément aux règles, seulement on va voir aujourd’hui la théorie aux prises avec les faits. Que vaudra-t-elle contre la réalité ? Ou plutôt, car c’est ici le commencement d’une guerre si nouvelle, que vaut le passé au regard de l’avenir ? L’homme a beau s’évertuera foui comprendre, tout embrasser ; il n’empêche pas, autour de lui, la croissance invisible des causas, et brusquement, il achoppe, il se brise : comme dans ces nuits noires, si soigneusement qu’on aille et qu’on regarde, tout d’un coup on se voit sur un obstacle qu’on n’avait pas aperçu. Qui dira si l’alarme n’est pas donnée déjà dans le camp turc ? Depuis plusieurs jours, peut-être ? Ont-ils armé cette crête comme la courtine d’une forteresse ? Le véritable obstacle, le seul obstacle, l’obstacle humain, comment le supputer ? La masse de cette eau, la pente de cette montagne, tout ce qu’on sait est si peu de chose auprès de ce qu’on ignore…

Ainsi, la trêve à l’action n’est que le commencement de l’inquiétude, et ces doutes hantent le général, tandis qu’il attend entre la confiance de ses soldats et la menace de ses ennemis, toutes les deux muettes. Mais subitement s’élèvent des cris de bêtes et des battemens d’ailes ; une bande d’oies sauvages, dérangées par les premiers pontons qu’on descend au milieu des roseaux, s’effare et s’envole. Justement elles traversent vers l’autre rive, criant plus fort à mesure qu’elles eu approchent. Que le diable étrangle ces oies du Capitole !… Puis, les baquets à bateau roulent sur le tablier du pont avec un grondement de tonnerre, qu’exagèrent encore la paix du soir et l’impatience des esprits.

— Pour Dieu, qu’on recouvre les madriers avec de la paille ! commande le général. C’est à croire que nous tirons le canon !