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Heureusement, le général n’aura pas été témoin de ce désordre. Depuis l’îlot il entend seulement la pétarade du combat, il voit les coups de fusil plus fréquens illuminer la rive. Où le sang coule, là est sa place, à lui responsable du sang versé[1]. Son supérieur direct, le général Radetzki, qui-assiste en silence à l’opération, l’autorise à s’embarquer avec la 2e flottille. Les balles pleuvent sur son ponton ; trois bateaux percés, déchiquetés, sombrent sous ses yeux. On voudrait s’arrêter pour recueillir les naufragés ; mais le temps presse, le danger redouble ; les autres aussi ont besoin de secours. Que le Seigneur pardonne à ceux-là ! Les enfans du régiment de Minsk ont fait leur devoir.

Un groupe sanglant descend vers la berge ; deux soldats soutiennent un officier, assis sur des fusils et le rapportent à la terre russe ; c’est le capitaine Brianov[2].

— Eh quoi ! goloubchik, es-tu blessé ?

— Cela marche, Excellence, tout va bien à présent. Ils sont déjà là-haut, les enfans ! Mais tout à l’heure, ils n’avançaient -guère. Ils trouvaient les baïonnettes turques un peu trop pointues. Alors je leur ai montré le chemin…

En effet ils ont volé là-haut, ils se sont répandus dans les vignes comme des moineaux francs ; des tirailleurs cheminent de droite et de gauche sur les deux crêtes du ravin ; mais, au lieu de se déployer eu éventail, ils vont par files ; d’une bande à l’autre, ils se lancent des invectives, et leurs balles, qui portent mieux que leurs injures, passent par-dessus leurs têtes, volent vers les Turcs.

— Vois les sottises qu’ils me font ! dit Dragomirow. Il y a quatre ans que je leur apprends à former le cordon des tirailleurs, et les voilà qui se traînent en ordre profond…

— Laisse donc ces vétilles, répond Skobelev. En une seule nuit, tu as fait avancer de vingt-cinq ans notre art militaire russe.

Skobelev a beau dire, l’affaire n’est pas décidée ici. Et sur les berges du fleuve, ne se passe-t-il rien ? Enfin tout va comme le bon Dieu veut ; une seule chose paraît claire, c’est que les prévisions relatives au théâtre probable de la lutte ne se sont pas réalisées ; et que la résistance ennemie s’offre ici, non sur les pentes de Sistova. Cependant un rang entier, qui se dresse au milieu de la vigne, passe devant le général. Où vont-ils, tous ceux-là ? Ils ne savent pas. Le combat s’éloigne ; eux s’avancent.

  1. « Chaque fois qu’un manque de savoir ou l’indifférence du chef pour son métier causent la perte inutile d’un soldat, la conscience de ce chef assume une responsabilité aussi lourde que s’il avait tué ce soldat de ses propres mains. » (Préparation de la compagnie au combat.)
  2. Il mourut le lendemain soir, à l’ambulance de Zimnitza. L’empereur était venu dans la matinée l’embrasser et lui dire adieu.