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cela se dit : c’était un de ces secrets de famille qu’il ne faut pas divulguer, qu’on dérobe soigneusement à la connaissance des curieux qui furettent dans les coins des maisons. Pour expier ses infidélités, on sévissait contre les impies, contre les philosophes et leurs œuvres ; on brûlait l’Émile, on brûlait Candide et le Petit Dictionnaire philosophique. On n’avait garde de se dire que Calvin aurait brûlé ces brûleurs. Eût-il brûlé François Tronchin ? J’aime à croire que non ; mais cet aimable homme aurait été tenu de cacher prudemment ses plaisirs, et malgré toutes ses précautions, il eût été plus d’une fois cité devant le consistoire et condamné à d’humiliantes pénitences.

Il était le moins calviniste des enfans de Calvin ; les austérités de l’esprit et du cœur n’étaient pas son fait. Il avait la passion des beaux-arts. Un pastel de Liotard le représente assis devant une table sur laquelle on voit des compas et des papiers révélant son goût pour l’architecture ; à sa gauche est un Rembrandt posé sur un chevalet. Qu’en eût pensé le Lycurgue des huguenots ? Les lois somptuaires, dont une cour spéciale, dite Chambre de la Réforme, assurait l’exécution, n’avaient pas été abolies. En 1668, « tout ameublement de prix excessif, comme coffret, cassette de bois ou autre excédant le prix de vingt écus, » était encore interdit. Mais à mesure que Genève s’enrichit, on entre dans la voie des accommodemens. Trente ans plus tard on permet « aux personnes de la première qualité les cadres dorés aux miroirs. » On ne touche pas au texte des édits, mais on ferme les yeux sur les abus. Comme le remarque M. Henry Tronchin, la Chambre de la Réforme n’autorise à construire que de modestes « bâtimens bourgeois, » et des hôtels du meilleur style s’élèvent dans la ville haute. Elle prohibe « toute peinture de prix servant à orner le dehors ou le dedans des maisons, » et parmi les peintures dont un des chefs de l’État, le syndic Burlamachi, orne « le dedans de sa maison, » figurent des Rembrandt, des Corrège et des Van Dyck.

François Tronchin ne possédait pas des Corrège, mais il était riche en tableaux français, flamands, hollandais. Savant connaisseur et collectionneur acharné, sa galerie, fort admirée de Grimm, fut achetée par la grande Catherine. À peine l’eut-il vendue, il s’occupa de s’en faire une autre. En 1780, Grimm écrivait à l’Impératrice : « Ce brave Tronchin vendit jadis à Votre Majesté un très joli cabinet de tableaux. Il se disait guéri de la manie des tableaux ; mais il y a des maladies dont le redoublement vous prend quand vous y pensez le moins. Aussi a-t-il aujourd’hui un cabinet plus nombreux et tout aussi précieux que le premier. »

Il avait un autre goût plus dangereux, plus criminel encore : il adorait le théâtre et composait des tragédies. Son œuvre de jeunesse, sa Marie Stuart, fut jouée au Théâtre-Français le 3 mai 1734, en vertu d’un traité entre l’auteur et les comédiens. Six mois après, elle était