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la vérité[1]. Il estimait que c’était dégrader l’histoire, de vouloir la faire servir à autre chose qu’elle-même. Il lui défendait de « chercher dans le passé des leçons pour l’avenir. » Protestant convaincu, il traitait des questions religieuses avec si peu de parti pris, que vingt fois durant sa longue vie le bruit s’est répandu de sa conversion au catholicisme. Mais c’était en outre un homme d’une intelligence supérieure, et le meilleur des hommes. Du jour où il reconnut les solides qualités de son jeune élève Sybel, il se prit pour lui d’une tendre affection, que-ne devaient entamer, par la suite, ni les divergences d’idées ni les rivalités personnelles. A chacune des étapes successives de la carrière d’Henri de Sybel nous retrouvons un nouveau témoignage de cette sollicitude paternelle du vieux maître pour son élève. Et celui-ci ne dut pas seulement à Ranke son rapide avancement universitaire : c’est de lui qu’il apprit le métier de l’historien, l’art de découvrir les bonnes sources et d’en tirer parti.

« C’est vous, écrivait-il à Ranke en 1867, c’est vous qui m’avez mis, comme tant d’autres, sur la voie de la science : et toujours depuis lors vous êtes resté mon modèle, en même temps que vous m’encouragiez de votre active et bienfaisante amitié. J’éprouve aujourd’hui une joie dont je me sens tout ravivé, à me rappeler le jour, si lointain déjà, où dans votre cabinet de travail de la Jægerstrasse un monde d’idées nouveau s’est ouvert à moi. »

Encore M. de Sybel ne s’est-il peut-être jamais rendu compte lui-même de l’importance du service que lui a rendu Léopold Ranke : car sans la rigueur de méthode, sans les habitudes de conscience et d’exactitude minutieuse qu’il a prises à l’école de son maître, et toujours fidèlement gardées, ses thèses politiques les plus ingénieuses, et ses plus hautes aspirations philosophiques n’auraient encore fait de lui qu’un médiocre historien. C’est à la fermeté de ses assises, et non pas à l’originalité de ses conclusions, que son ouvrage a dû de devenir classique dans l’Europe entière. Henri de Sybel a d’ailleurs raconté, dans un fragment de ses Souvenirs cité par M. Bailleu, comment son intention avait été d’abord d’écrire une brochure politique, quelque chose comme un pamphlet antirévolutionnaire. « Les radicaux de 1848 ayant manifesté des tendances socialistes, l’idée m’était venue de leur montrer, en quelques pages, les funestes effets de ces tendances pendant la période de la Révolution. » Mais au dernier moment l’élève de Ranke avait reparu sous le politicien ; et la brochure projetée avait

  1. J’aurais aimé à pouvoir insister plus longuement sur la vie et l’œuvre de ce grand écrivain, à. propos d’une série de ses lettres que vient de publier la Deutsche Revue. Mais ces lettres, datant de la première jeunesse de Ranke, sont vraiment trop insignifiantes pour qu’il y ait lieu de s’en occuper ; et l’on se rappelle que l’éminent historien de la papauté a déjà fait l’objet d’une étude de M. G. Valbert, dans la Revue du 1er août 1886.