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et, quoi qu’il n’y ait rien de plus naturel que ces différences, nous ne pouvons nous empêcher d’en être fort étonnés. Notre surprise est surtout très vive quand il s’agit d’un de ces usages, ou plutôt d’une de ces institutions, qui sont entrées si profondément dans notre vie qu’il ne nous semble pas qu’on puisse exister sans elles. S’il nous est prouvé que les anciens ne la connaissaient pas ou qu’ils n’en avaient qu’une connaissance imparfaite, nous nous demandons, sans pouvoir le comprendre, comment ils faisaient pour s’en passer.

C’est ce qui, par exemple, nous arrive à propos de la presse. Qui de nous pourrait se priver aujourd’hui de lire son journal ? C’est devenu un besoin presque aussi impérieux que le boire et le manger. Il ne suffit plus de le recevoir le matin et le soir : il y en a, à Paris, qui se succèdent d’heure en heure, et il se trouve des gens qui achètent toujours celui du dernier moment, pour être mieux renseignés. Notre curiosité s’est excitée par les satisfactions mêmes qu’elle a reçues ; elle est devenue insatiable. Il faut, pour nous plaire, qu’on prenne les bruits à la volée : nous voulons être informés de tout, et par tous les moyens. Comme on s’est fait une habitude du scandale, l’indiscrétion est devenue un métier ; nous exigeons que notre journal nous serve tous les jours une nouvelle à sensation, et quand on n’y trouve pas le ragoût qu’on cherche, on le ferme avec dépit en disant : « Il n’y a rien aujourd’hui ! »

Et pourtant ce divertissement journalier, dont nous nous sommes fait un besoin, qui est devenu une impérieuse nécessité pour nous, il est sûr que les anciens n’en avaient guère l’idée. Nous ne savons pas que les Athéniens aient jamais rien connu de semblable. Chez les Romains, il s’est passé quelque chose de plus surprenant encore ; ils ont eu, eux, des journaux, ou du moins ce qui ressemblait à nos journaux, et ils ont pu se rendre compte des services qu’il était possible d’en tirer, mais ils n’ont su qu’en faire ; ils n’ont pas deviné le rôle qu’ils pouvaient prendre, la place qu’ils devaient tenir dans la politique, dans les lettres, dans la vie de tout le monde ; ils les ont laissés végéter obscurément pendant plusieurs siècles, sans en tirer presque aucun profit. Comment expliquer qu’ils n’en aient pas compris la puissance, qu’ils aient passé à côté de ce qui devait être une des grandes forces — une des tyrannies — de nos jours, sans paraître même s’en apercevoir !

Voilà un problème historique, dont il faut chercher la solution.