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recherche d’un auditeur. Quand, par bonne fortune, ils l’ont rencontré, ils s’acharnent après lui ; ils le poursuivent au bain, à table et jusque dans sa chambre, où ils ne le laissent pas reposer en paix.

C’est un moyen de faire connaître leurs vers, mais non de les faire estimer. On comprend que ni les convives du poète riche, quand ils quittent sa salle à manger, ni les victimes du poète pauvre, quand ils sont parvenus à lui échapper, ne se piquent d’emporter une très vive admiration pour ce qu’ils viennent d’entendre malgré eux. Mais il y avait des gens qui jouissaient d’un certain crédit auprès du public, des critiques officiels reconnus, et pour ainsi dire patentés, des œuvres littéraires, dont on devait chercher à s’assurer la faveur. C’étaient les grammairiens, c’est-à-dire ceux qui étaient chargés, avec les rhéteurs, d’élever la jeunesse. Ils prenaient les enfans dès le premier âge, leur enseignaient d’abord à lire, puis à comprendre ce qu’ils lisaient, puis à juger ce qu’ils avaient compris. C’est ainsi qu’ils devinrent les arbitres du goût et de la renommée. Ils ne s’acquittaient pas toujours de leurs fonctions d’une manière intelligente ; leurs procédés de critique étaient assez élémentaires : tantôt ils donnaient des places aux grands écrivains, comme ils faisaient à leurs écoliers, mettaient Cæcilius avant Plaute, ou Plaute avant Cæcilius ; tantôt ils essayaient de résumer leurs mérites dans une épithète, donnant à Pacuvius le surnom de Doctus, à Attius celui d’Altus, comme nous disons Philippe le Hardi ou Louis le Juste. Ils n’en jouissaient pas moins d’une grande autorité, et c’était, pour un auteur, une chance très favorable que d’avoir leur approbation. Vers le règne d’Auguste, il se fit une sorte de révolution dans leur métier. Jusqu’à cette époque les grammairiens n’avaient expliqué dans leurs classes que des auteurs très anciens : le maître d’Horace, Orbilius, remontait jusqu’à Livius Andronicus, le premier en date des poètes romains, et il avait la prétention de le faire admirer à coups de fouet. Un homme d’esprit, et d’un esprit entreprenant, Cæcilius Epirota, ancien esclave d’Atticus, qui l’avait fait élever avec soin, ouvrant une école, eut l’idée, pour l’achalander, d’y introduire l’étude des poètes contemporains. C’est ce que nous avons vu chez nous, quand on a fait figurer Victor Hugo et Leconte de Lisle sur nos programmes scolaires. L’innovation dut réussir. Ce fut, pour un écrivain, comme une sorte de consécration de sa gloire d’être expliqué dans les écoles, et les grammairiens devinrent plus que jamais les dispensateurs de la renommée. On leur faisait la cour, et, pour me servir de l’expression d’un poète du temps, on briguait leur suffrage comme autrefois celui du peuple au Champ de Mars.